Thomas Shadwell, poète lauréat sous le roi Guillaume III, et rival de Dryden, publia, en 1678, Timon d'Athènes avec des changements; mais, dans l'épilogue, il appelle sa pièce une greffe entée sur le tronc de Shakspeare, et il se flatte qu'on lui pardonnera ses changements en faveur de la part que ce poëte y conserve.
La pièce de Timon d'Athènes, telle qu'on la joue encore aujourd'hui à Londres, a été arrangée par Cumberland, un des auteurs dramatiques les plus estimés de l'Angleterre. Il a conservé la majeure partie de l'original, et marqué spécialement ses additions et corrections pour que la part de chaque poëte fût aperçue au premier examen.
En 1723, Delisle traita le sujet de Timon d'Athènes pour le théâtre italien avec un prologue, des chants, des danses, des personnages allégoriques et un arlequin. On voit qu'elle porte un autre cachet que celle de Shakespeare. Elle ne manque pas d'une certaine originalité, et les Anglais l'ont traduite sous le titre de Timon amoureux.
TIMON D'ATHÈNES
COMÉDIE
PERSONNAGES
TIMON, noble Athénien.
LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS seigneurs; flatteurs de Timon.
VENTIDIUS, un des faux amis de Timon
APÉMANTUS, philosophe grossier.
ALCIBIADE, général athénien.
FLAVIUS, intendant de Timon.
FLAMINIUS, LUCILIUS, SERVILIUS, serviteurs de Timon
CAPHIS, PHILOTUS, TITUS, LUCIUS, HORTENSIUS, serviteurs des créanciers de Timon.
DEUX SERVITEURS DE VARRON, ET LE SERVITEUR D'ISIDORE, CRÉANCIERS DE TIMON.
CUPIDON ET MASQUES.
TROIS ÉTRANGERS.
UN POÈTE, UN PEINTRE, UN JOAILLIER, UN MARCHAND,
UN VIEILLARD ATHÉNIEN, UN PAGE, UN FOU.
PHRYNIA 1, TIMANDRA, maîtresses d'Alcibiade
AUTRES SEIGNEURS, SÉNATEURS, OFFICIERS, SOLDATS,
VOLEURS ET SERVITEURS.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
LE POÈTE. – Bonjour, monsieur.
LE PEINTRE. – Je suis bien aise de vous voir en bonne santé.
LE POÈTE. – Je ne vous ai pas vu depuis longtemps: comment va le monde?
LE PEINTRE. – Il s'use, monsieur, en vieillissant.
LE POÈTE. – Oui, on sait cela: mais y a-t-il quelque rareté particulière? qu'y a-t-il d'étrange et dont l'histoire ne donne d'exemple? – Vois, ô magie de la générosité! c'est ton charme puissant qui évoque ici tous ces esprits! – Je connais ce marchand.
LE PEINTRE. – Et moi, je les connais tous deux: l'autre est un joaillier.
LE MARCHAND. – Oh! c'est un digne seigneur.
LE JOAILLIER. – Oui, cela est incontestable.
LE MARCHAND. – Un homme incomparable, animé, à ce qu'il semble, d'une bonté infatigable et soutenue. Il va au delà des bornes.
LE JOAILLIER. – J'ai ici un joyau.
LE MARCHAND. – Oh! je vous prie, voyons-le: pour le seigneur Timon, monsieur?
LE JOAILLIER. – S'il veut en donner le prix: mais, quant à cela…
LE POÈTE, occupé à lire ses ouvrages. – «Quand l'appât d'un salaire nous a fait louer l'homme vil, c'est une tache qui flétrit la gloire des beaux vers consacrés avec justice à l'homme de bien.»
LE MARCHAND, considérant le diamant. – La forme est belle.
LE JOAILLIER. – Est-ce un riche bijou? voyez-vous la belle eau?
LE PEINTRE, au poète. – Vous êtes plongé, monsieur, dans la composition de quelque ouvrage? Quelque dédicace au grand Timon?
LE POÈTE. – C'est une chose qui m'est échappée sans y penser: notre poésie est comme une gomme qui coule de l'arbre qui la nourrit. Le feu caché dans le caillou ne se montre que lorsqu'il est frappé; mais notre noble flamme s'allume elle-même, et, comme le torrent, franchit chaque digue dont la résistance l'irrite. Qu'avez-vous là?
LE PEINTRE. – Un tableau, monsieur. – Et quand votre livre paraît-il?
LE POÈTE. – Il suivra de près ma présentation. – Voyons votre tableau.
LE PEINTRE. – C'est un bel ouvrage!
LE POÈTE, considérant le tableau. – En effet, c'est bien, c'est parfait.
LE PEINTRE. – Passable.
LE POÈTE. – Admirable! Que de grâce dans l'attitude de cette figure! Quelle intelligence étincelle dans ces yeux! Quelle vive imagination anime ces lèvres! On pourrait interpréter ce geste muet.
LE PEINTRE. – C'est une imitation assez heureuse de la vie. Voyez ce trait; vous semble-t-il bien?
LE POÈTE. – Je dis que c'est une leçon pour la nature; la vie qui respire dans cette lutte de l'art est plus vivante que la nature.
LE PEINTRE. – Comme le seigneur Timon est recherché!
LE POÈTE. – Les sénateurs d'Athènes! L'heureux mortel!
LE PEINTRE. – Regardez, en voilà d'autres!
LE POÈTE. – Vous voyez ce concours, ces flots de visiteurs. Moi, j'ai, dans cette ébauche, esquissé un homme à qui ce monde d'ici-bas prodigue ses embrassements et ses caresses. Mon libre génie ne s'arrête pas à un caractère particulier, mais il se meut au large dans une mer de cire 2. Aucune malice personnelle n'empoisonne une seule virgule de mes vers; je vole comme l'aigle; hardi dans mon essor, ne laissant point de trace derrière moi.
LE PEINTRE. – Comment pourrai-je vous comprendre?
LE POÈTE. – Je vais m'expliquer. – Vous voyez comme tous les états, tous les esprits (autant ceux qui sont liants et volages, que les gens graves et austères), viennent tous offrir leurs services au seigneur Timon. Son immense fortune, jointe à son caractère gracieux et bienfaisant, subjugue et conquiert toute sorte de coeurs pour l'aimer et le servir, depuis le souple flatteur, dont le visage est un miroir, jusqu'à cet Apémantus qui n'aime rien autant que se haïr lui-même; il plie aussi le genou devant lui, et retourne content et riche d'un coup d'oeil de Timon.
LE PEINTRE. – Je les ai vus causer ensemble.
LE POÈTE. – Monsieur, j'ai feint que la Fortune était assise sur son trône, au sommet d'une haute et riante colline. La base du mont est couverte par étages de talents de tout genre, d'hommes de toute espèce, qui travaillent sur la surface de ce globe, pour améliorer leur condition. Au milieu de cette foule dont les yeux sont attachés sur la souveraine, je représente un personnage sous les traits de Timon, à qui la déesse, de sa main d'ivoire, fait signe d'avancer, et par sa faveur actuelle change actuellement tous ses rivaux en serviteurs et en esclaves.
LE PEINTRE. – C'est bien imaginé, ce trône, cette Fortune et cette colline, et au bas un homme appelé au milieu de la foule, et qui, la tête courbée en avant, sur le penchant du mont, gravit vers son bonheur; voilà, ce me semble, une scène que rendrait bien notre