Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Guy de Maupassant
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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commença.

      Lesable faisait l’aimable, avec un petit air de suffisance, presque de condescendance, et il regardait de coin la jeune fille, s’étonnant de sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. Mlle Charlotte se mettait en frais, sachant les intentions de son frère, et elle soutenait la conversation banale accrochée à tous les lieux communs. Cachelin, radieux, parlait haut, plaisantait, versait le vin acheté une heure plus tôt chez le marchand du coin: «Un verre de ce petit Bourgogne, monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que ce soit un grand cru, mais il est bon, il a de la cave et il est naturel; quant à ça, j’en réponds. Nous l’avons par des amis qui sont de là-bas.»

      La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.

      Quand le homard apparut, César déclara: «Voilà un personnage avec qui je ferai volontiers connaissance.» Lesable, souriant, raconta qu’un écrivain avait appelé le homard «le cardinal des mers», ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant: «Ah! ah! ah! elle est bien drôle.» Mais Mlle Charlotte, devenue sérieuse, prononça: «Je ne vois pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise le clergé devant moi.»

      Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de l’occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et il conclut: «Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères, j’y ai été élevé, j’y resterai jusqu’à ma mort.»

      Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en murmurant: «C’est juste, c’est juste.» Puis il changea la conversation, qui l’ennuyait, et par une pente d’esprit naturelle à tous ceux qui accomplissent chaque jour la même besogne, il demanda: «Le beau Maze a-t-il dû rager de n’avoir pas son avancement, hein?»

      Lesable sourit: «Que voulez-vous? à chacun selon ses actes!» Et on causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même, à force d’entendre parler d’eux chaque soir. Mlle Charlotte s’occupait beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu’il racontait et de son esprit romanesque, et Mlle Cora s’intéressait secrètement au beau Maze. Elles ne les avaient jamais vus, d’ailleurs.

      Lesable parlait d’eux avec un ton de supériorité, comme aurait pu le faire un ministre jugeant son personnel.

      On l’écoutait: «Maze ne manque point d’un certain mérite; mais quand on veut arriver, il faut travailler plus que lui. Il aime le monde, les plaisirs. Tout cela apporte un trouble dans l’esprit. Il n’ira jamais loin, par sa faute. Il sera sous-chef, peut-être, grâce à ses influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet il rédige bien, il faut le reconnaître, il a une élégance de forme qu’on ne peut nier, mais pas de fond. Chez lui tout est en surface. C’est un garçon qu’on ne pourrait mettre à la tête d’un service important, mais qui pourrait être utilisé par un chef intelligent en lui mâchant la besogne.»

      Mlle Charlotte demanda: «Et M. Boissel?»

      Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur.»

      Cachelin se mit à rire et déclara: «Le meilleur, c’est le père Savon.» Et tout le monde rit.

      Puis on parla des théâtres et des pièces de l’année. Lesable jugea avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l’assurance ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.

      On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du contenu. Il dit: «Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’un cousin qui habite Strasbourg.»

      Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.

      Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce, une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’y prendre.

      Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du gâteau des Rois qu’il partagea avec mystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.

      Qui aurait la fève? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable poussa un petit «Ah!» d’étonnement et montra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria: «Choisissez la reine! choisissez la reine!»

      Une courte hésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un acte politique en choisissant Mlle Charlotte? Elle serait flattée, gagnée, acquise! Puis il réfléchit qu’en vérité c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’un sot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois souverain: «Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l’offrir?» Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit: «Merci, monsieur!» et reçut le gage de grandeur.

      Il pensait: «Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin!»

      Une détonation fit sauter les deux femmes. Cachelin venait de déboucher le champagne, qui s’échappait avec impétuosité de la bouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de mousse, et le patron déclara: «Il est de bonne qualité, on le voit.» Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de déborder, César s’écria: «Le roi boit! le roi boit! le roi boit!» Et Mlle Charlotte, émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë: «Le roi boit! le roi boit!»

      Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la table: «Vous voyez que j’ai de l’aplomb!» puis, se tournant vers Mlle Cora: «A vous, mademoiselle!»

      Elle voulut boire; mais tout le monde ayant crié: «La reine boit! la reine boit!» elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte devant elle.

      La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin annonça: «On va desservir pour nous faire de la place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse.» Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fît nuit.

      On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait tiède dehors, comme au mois d’avril; et tous montèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De place en place cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit à expliquer: «Tenez, là-bas, c’est l’Eden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein! comme on les distingue. Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux.»

      Lesable s’était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora qui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes. Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte de l’humidité. Cachelin continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

      Lesable, à mi-voix, demanda: «Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut?»

      Elle eut une petite secousse,