A l'égard des philosophes, on sait que plusieurs tenaient école à Rome, que leurs disciples allaient tous les jours les entendre et disputer entre eux dans le temple de la Paix 24; mais rien n'est venu jusqu'à nous, ni des écoliers ni des maîtres. C'est cependant au commencement de cette époque que Plutarque, qui suffirait seul pour l'illustrer, écrivait en grec à Rome; c'est alors que s'élevait à Alexandrie la fameuse école des Electiques, fondée par Potamon et par Ammonius, dont Plotin et Porphyre furent les disciples, école qui, secouant le joug de toutes les anciennes sectes philosophiques, recueillait de chacune ce qui lui paraissait le plus conforme à la raison et à la vérité. Elle fut sans doute connue à Rome, mais on ne voit pas qu'aucun Romain en ait soutenu les opinions. Les Romains n'avaient rien été qu'à l'imitation des Grecs. Les lettres romaines n'existaient plus, et dans plusieurs parties, les lettres grecques florissaient encore: c'était un ruisseau tari avant sa source.
La Jurisprudence seule continuait de fleurir. Les lois se multipliant avec les empereurs, la science dont elles étaient l'objet, devenait malheureusement plus propre à exercer l'esprit. Entre plusieurs noms qui furent illustres à cette époque et qui le sont encore, on distingue surtout ceux de Papinien et d'Ulpien. Le premier, pour récompense de ses travaux et plus encore de ses vertus, fut assassiné par l'ordre de Caracalla; le second, exilé de la cour par Héliogabale, rappelé par Alexandre Sévère, admis dans sa confiance la plus intime, ne put être défendu par lui de la fureur des soldats prétoriens, qui le massacrèrent sous les yeux de leur empereur, ou plutôt sous sa pourpre même, dont Alexandre s'efforçait de le couvrir.
Enfin la décadence littéraire, qui se faisait sentir dès le commencement de cette époque, nous est prouvée par l'un des ouvrages mêmes les plus précieux qui nous en soient restés, par les Nuits attiques du grammairien Aulu-Gelle. A l'exception du philosophe Favorinus, son maître, auteur de ce beau discours adressé aux mères pour les engager à nourrir leurs enfans, de qui Aulu-Gelle nous parle-t-il, sinon de quelques grammairiens ou rhéteurs, aujourd'hui très-obscurs, et qui, faute d'orateurs et de poètes, occupaient alors l'attention publique? Ce Sulpicius Apollinaire qu'il nous vante 25, et qui se vantait lui-même d'être le seul qui pût alors entendre l'histoire de Salluste, nous prouve par ce trait même, combien les Romains étaient déchus de leur gloire littéraire, et, si j'ose ainsi parler, de leur propre langue. Aulu-Gelle en déplore souvent la corruption et la décadence. Du reste, tous les savants qui figurent dans ses Nuits attiques, et c'étaient les plus célèbres, qui fussent alors à Rome, paraissaient presque toujours occupés de recherches pénibles sur des questions purement grammaticales de peu d'importance; et l'on y voit un certain esprit de petitesse, bien éloigné de la manière de penser grande et sublime des anciens Romains 26.
La science du grammairien embrassait alors tout ce que nous appelons aujourd'hui la critique. Tandis que la critique s'occupe des auteurs vivants, elle est une preuve de plus des richesses littéraires du temps: elle est elle-même une branche de ces richesses, pourvu qu'elle soit éclairée, équitable et décente. Mais lorsque chez une nation et à une époque quelconque, la critique ne s'exerce plus que sur les anciens auteurs, et sur ceux qui ont écrit, chez cette nation, à une époque antérieure, elle est une preuve sensible de l'absence totale des grands talents et de l'affaiblissement des esprits.
Tel était donc le misérable état où les lettres étaient réduites à l'avénement de Constantin. On voit que la pente qui les entraînait vers une ruine totale était déjà bien établie, et qu'elle n'avait pas besoin de devenir plus rapide. Elle le devint cependant lorsque cet empereur eut transféré à Bysance le siége du gouvernement impérial. Les flatteurs de Constantin l'ont appelé Grand: les chrétiens, dont il plaça la religion sur le trône, l'en ont payé par le titre de Saint: les philosophes sont venus, et lui ont reproché des petitesses et des crimes qui attaquent également sa grandeur et sa sainteté: ce n'est sous aucun de ces rapports que je dois le considérer, mais seulement quant aux effets qu'il produisit sur les lettres et sur les lumières de son siècle.
Les auteurs ultramontains, qui ont écrit dans le pays où la religion de Constantin a le plus de force, où sa mémoire est par conséquent presque sacrée, ont eux-mêmes reconnu le mal irréparable que son établissement à Bysance, et le soin qu'il prit d'élever et de faire fleurir cette capitale nouvelle aux dépens de l'ancienne, avaient fait non seulement à l'Italie mais aux lettres 27. Les courtisans, les généraux, les grands suivirent l'empereur, avec leurs richesses, leurs clients, leurs esclaves. Les premiers magistrats, les conseillers, les ministres, accompagnés de leurs familles et de leurs gens, formaient un peuple innombrable, si l'on songe au luxe de Rome et à celui de cette cour. L'argent, les arts, les manufactures suivirent cette première roue de l'ordre politique, autour de laquelle, comme il arrive d'ordinaire dans les états monarchiques, ils étaient forcés de tourner. La tête et la force principale des armées, qui ne pouvait se séparer du chef suprême, enfin tout ce qu'il y avait de plus important partit, et laissa en Italie un vide immense d'hommes et d'argent; car le numéraire, passant par les tributs publics dans le trésor impérial, et circulant autour du trône, y entraîna avec lui le commerce et l'industrie, sans revenir jamais, pendant plus de cinq siècles, au lieu d'où il était parti 28.
Comment les lettres auraient-elles fleuri dans un pays dépouillé de tout son éclat, de tous ses moyens de prospérité, soumis à un maître, et privé de ses regards? Il n'y a que dans les pays libres, comme autrefois dans la Grèce, comme depuis dans l'ancienne Rome, comme à Florence parmi les modernes, que les lettres naissent d'elles-mêmes, et prospèrent spontanément: ailleurs il leur faut l'œil du maître, ses récompenses, sa faveur. Mais autour de Constantin même, et sous l'influence immédiate des grâces qu'il pouvait répandre, il était survenu dans les études et dans les exercices de l'esprit, des changements qui n'étaient pas propres à leur rendre leur ancienne splendeur.
Une littérature nouvelle était née depuis déjà près de deux siècles. Elle parvint sous cet empereur à son plus haut degré de gloire: elle compta parmi ses principaux auteurs, des hommes d'un grand caractère, d'un grand talent et même d'un grand génie. Ils produisirent des bibliothèques entières d'ouvrages volumineux, profonds, éloquents. Ils forment dans l'histoire de l'esprit humain, une époque d'autant plus remarquable, qu'elle a exercé la plus grande influence sur les époques suivantes.
Je ne répéterai ni ne contredirai les éloges que l'on a donnés aux Basiles, aux Grégoires, aux Chrysostômes, aux Tertulliens, aux Cypriens, aux Augustins, aux Ambroises. Je chercherai plutôt les causes qui rendirent leurs productions inutiles au progrès de l'éloquence et des lettres, qui firent que, dans un temps où florissaient de tels hommes, elles continuèrent à se corrompre et à déchoir. Pour ne point alléguer ici d'autorités suspectes, c'est encore dans les auteurs italiens, que je puiserai les principaux traits dont je tâcherai de caractériser ce qu'on est convenu d'appeler la littérature ecclésiastique.
«La religion des anciens peuples ne formait pas une science qui fût l'objet de l'étude et des méditations des hommes de lettres 29. Les philosophes contemplaient la nature des dieux, comme les métaphysiciens modernes ont raisonné sur Dieu et sur les esprits dans la pneumatologie et dans la théologie naturelle. Quant aux actions des dieux, et à l'histoire de leurs exploits, on les abandonnait aux poètes… Mais une théologie, une science de la religion, une étude de ses dogmes et de ses mystères étaient inconnues aux anciens 30». La religion chrétienne elle-même s'introduisit et se répandit d'abord par la prédication, et dès qu'il y eut un