Histoires extraordinaires. Edgar Allan Poe. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Edgar Allan Poe
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Français, qui a connaissance du meurtre, bien qu'il en soit innocent, hésitera naturellement à répondre à l'annonce, – à réclamer son orang-outang. Il raisonnera ainsi: «Je suis innocent; je suis pauvre; mon orang-outang est d'un grand prix; – c'est presque une fortune dans une situation comme la mienne; – pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appréhensions de danger? Le voilà, il est sous ma main. On l'a trouvé dans le bois de Boulogne, – à une grande distance du théâtre du meurtre. Soupçonnera-t-on jamais qu'une bête brute ait pu faire le coup? La police est dépistée, – elle n'a pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand même on serait sur la piste de l'animal, il serait impossible de me prouver que j'aie eu connaissance de ce meurtre, ou de m'incriminer en raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le rédacteur de l'annonce me désigne comme le propriétaire de la bête. Mais je ne sais pas jusqu'à quel point s'étend sa certitude. Si j'évite de réclamer une propriété d'une aussi grosse valeur, qui est connue pour m'appartenir, je puis attirer sur l'animal un dangereux soupçon. Ce serait de ma part une mauvaise politique d'appeler l'attention sur moi ou sur la bête. Je répondrai décidément à l'avis du journal, je reprendrai mon orang-outang, et je l'enfermerai solidement jusqu'à ce que cette affaire soit oubliée.»

      En ce moment, nous entendîmes un pas qui montait l'escalier.

      – Apprêtez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez pas, – ne les montrez pas avant un signal de moi.

      On avait laissé ouverte la porte cochère, et le visiteur était entré sans sonner et avait gravi plusieurs marches de l'escalier. Mais on eût dit maintenant qu'il hésitait. Nous l'entendions redescendre. Dupin se dirigea vivement vers la porte, quand nous l'entendîmes qui remontait. Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais s'avança délibérément et frappa à la porte de notre chambre.

      – Entrez, dit Dupin d'une voix gaie et cordiale.

      Un homme se présenta. C'était évidemment un marin, – un grand, robuste et musculeux individu, avec une expression d'audace de tous les diables qui n'était pas du tout déplaisante. Sa figure, fortement hâlée, était plus qu'à moitié cachée par les favoris et les moustaches. Il portait un gros bâton de chêne, mais ne semblait pas autrement armé. Il nous salua gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent français qui, bien que légèrement bâtardé de suisse, rappelait suffisamment une origine parisienne.

      – Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin; je suppose que vous venez pour votre orang-outang. Sur ma parole, je vous l'envie presque; il est remarquablement beau et c'est sans doute une bête d'un grand prix. Quel âge lui donnez-vous bien?

      Le matelot aspira longuement, de l'air d'un homme qui se trouve soulagé d'un poids intolérable, et répliqua d'une voix assurée:

      – Je ne saurais trop vous dire; cependant, il ne peut guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l'avez ici?

      – Oh! non; nous n'avions pas de lieu commode pour l'enfermer. Il est dans une écurie de manège près d'ici, rue Dubourg. Vous pourrez l'avoir demain matin. Ainsi vous êtes en mesure de prouver votre droit de propriété?

      – Oui, monsieur, certainement.

      – Je serais vraiment peiné de m'en séparer, dit Dupin.

      – Je n'entends pas, dit l'homme, que vous ayez pris tant de peine pour rien; je n'y ai pas compté. Je payerai volontiers une récompense à la personne qui a retrouvé l'animal, une récompense raisonnable s'entend.

      – Fort bien, répliqua mon ami, tout cela est fort juste, en vérité. Voyons, – que donneriez-vous bien? Ah! je vais vous le dire. Voici quelle sera ma récompense: vous me raconterez tout ce que vous savez relativement aux assassinats de la rue Morgue.

      Dupin prononça ces derniers mots d'une voix très-basse et fort tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la même placidité, la ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son sein, et le posa sans le moindre émoi sur la table.

      La figure du marin devint pourpre, comme s'il en était aux agonies d'une suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son bâton; mais, une seconde après, il se laissa retomber sur son siège, tremblant violemment et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le plaignais du plus profond de mon cœur.

      – Mon ami, dit Dupin d'une voix pleine de bonté, vous vous alarmez sans motif, – je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon honneur de galant homme et de Français, nous n'avons aucun mauvais dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous n'y soyez pas quelque peu impliqué. Le peu que je vous ai dit doit vous prouver que j'ai eu sur cette affaire des moyens d'information dont vous ne vous seriez jamais douté. Maintenant, la chose est claire pour nous. Vous n'avez rien fait que vous ayez pu éviter, – rien, à coup sûr, qui vous rende coupable. Vous auriez pu voler impunément; vous n'avez même pas été coupable de vol. Vous n'avez rien à cacher; vous n'avez aucune raison de cacher quoi que ce soit. D'un autre côté, vous êtes contraint par tous les principes de l'honneur à confesser tout ce que vous savez. Un homme innocent est actuellement en prison, accusé du crime dont vous pouvez indiquer l'auteur.

      Pendant que Dupin prononçait ces mots, le matelot avait recouvré, en grande partie, sa présence d'esprit; mais toute sa première hardiesse avait disparu.

      – Que Dieu me soit en aide! dit-il après une petite pause, je vous dirai tout ce que je sais sur cette affaire; mais je n'espère pas que vous en croyiez la moitié, – je serais vraiment un sot, si je l'espérais! Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que j'ai sur le cœur, quand même il m'en coûterait la vie.

      Voici en substance ce qu'il nous raconta: il avait fait dernièrement un voyage dans l'archipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait partie, débarqua à Bornéo et pénétra dans l'intérieur pour y faire une excursion d'amateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris l'orang-outang. Ce camarade mourut, et l'animal devint donc sa propriété exclusive, à lui. Après bien des embarras causés par l'indomptable férocité du captif pendant la traversée, il réussit à la longue à le loger sûrement dans sa propre demeure à Paris, et, pour ne pas attirer sur lui-même l'insupportable curiosité des voisins, il avait soigneusement enfermé l'animal, jusqu'à ce qu'il l'eût guéri d'une blessure au pied qu'il s'était faite à bord avec une esquille. Son projet, finalement, était de le vendre.

      Comme il revenait, une nuit, ou plutôt un matin – le matin du meurtre, – d'une petite orgie de matelots, il trouva la bête installée dans sa chambre à coucher; elle s'était échappée du cabinet voisin, où il la croyait solidement enfermée. Un rasoir à la main et toute barbouillée de savon, elle était assise devant un miroir, et essayait de se raser, comme sans doute elle l'avait vu faire à son maître en l'épiant par le trou de la serrure. Terrifié en voyant une arme si dangereuse dans les mains d'un animal aussi féroce, parfaitement capable de s'en servir, l'homme, pendant quelques instants, n'avait su quel parti prendre. D'habitude, il avait dompté l'animal, même dans ses accès les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette fois encore. Mais, en voyant le fouet, l'orang-outang bondit à travers la porte de la chambre, dégringola par les escaliers, et, profitant d'une fenêtre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.

      Le Français, désespéré, poursuivit le singe; celui-ci, tenant toujours son rasoir d'une main, s'arrêtait de temps en temps, se retournait, et faisait des grimaces à l'homme qui le poursuivait, jusqu'à ce qu'il se vît près d'être atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura ainsi un bon bout de temps. Les rues étaient profondément tranquilles, et il pouvait être trois heures du matin. En traversant un passage derrière la rue Morgue, l'attention du fugitif fut attirée par une lumière qui partait de la fenêtre de Mme l'Espanaye, au quatrième étage de sa maison. Il se précipita vers le mur, il aperçut la chaîne du paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilité, saisit le volet, qui était complètement rabattu contre le mur, et, en s'appuyant dessus, il s'élança droit sur le chevet du lit.

      Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait