Maurice baisa la main de Léonide.
– Songiez-vous à nous, ma bonne amie, il n'y a qu'un instant, lorsque vous me demandiez les secrets de mon cabinet? Vous êtes-vous figuré, non, cela n'est pas possible, l'affreuse position dans laquelle nous placerait celui qui, familier à notre intérieur, divulguerait ce qu'il couvre de son ombre et de son silence? L'immoralité que vous exécreriez alors chez un autre, la professerons-nous à notre avantage, sans trembler devant des représailles? Vous êtes-vous représenté une délation?
– Assez, Maurice… ce serait être trop cruellement puni. Parlez bas: vous faites penser à des choses qui révoltent. J'ai peine à croire que tous les malheurs causés à vos affaires par une imprudence de mes paroles égalassent jamais la douleur où une délation nous plongerait.
– Une délation!
Léonide se troubla et pâlit.
Quoique fâché d'avoir causé une douleur à sa femme, Maurice, d'un autre côté, imagina avec joie qu'il avait éloigné de l'entretien l'accident étranger qu'elle avait appelé du dehors.
– Craignez tout, Léonide; mais changeons de propos. Nos domestiques écoutent; Reynier, votre frère, entre à chaque instant, et il est impossible d'avoir rien de caché pour lui. Je propose la paix: conciliateur né des autres, que je le sois chez moi, s'il vous plaît. A la fin, vous avez souri. Non, vous n'avez pas eu la faiblesse d'imaginer, Léonide, que je tramais quelque intrigue avec cette fermière en sabots et en bonnet.
– Sous ce bonnet, Maurice, et dans ces sabots, j'ai aperçu une jolie figure, un charmant petit pied.
– C'est possible, Léonide.
– Vous l'avez donc remarqué?
– Où serait le mal?
– Je ne dis pas. Mais j'admire la rare prérogative de votre profession. Elle vous assimile à un ministre. Vous êtes les ministres de la police générale de la société. N'avez-vous pas un pied sur chaque seuil de maison? une oreille contre chaque mur? un œil dans chaque appartement? Ce que les autres ignorent, vous le soupçonnez; ce qu'ils soupçonnent, vous le savez, et ce qu'ils savent, vous, de par le droit d'être mieux informés, vous pouvez hautement le nier.
A l'accent décidé de sa femme, et surtout à la tournure infatigable qu'elle imprimait au dialogue, brusquement transporté de nouveau du terrain étroit d'un petit fait sur le champ perfide des allusions, Maurice vit qu'il n'éviterait pas les questions qui allaient lui être adressées. Cette opiniâtreté l'affligea. A son tour, il força la conversation à rentrer dans la ligne d'où il avait tenté de l'écarter, dût-il, pour obtenir ce résultat, avouer nettement à Léonide la frivole déposition de la fermière.
– Si vous saviez, Léonide, dans quel but cette enfant m'a consulté, vous chasseriez de votre esprit toute prévention.
– Me croyez-vous donc bien curieuse de m'assurer qu'il y a de l'amour là-dessous?
– De l'amour! Léonide?
– Sans doute; la petite fermière est jeune, elle est fort bien, elle est triste: donc elle aime… Mais passons.
– Oui, j'en conviens, elle aime un brave garçon qui l'épousera.
– A la Saint-Jean ou à Pâques; que m'importe, mon ami?
Il devenait de plus en plus évident pour Maurice que sa femme tenait à percer un mystère autrement intéressant pour elle que celui dont il s'efforçait maintenant de la préoccuper, et sur lequel il ne demandait pas mieux que de satisfaire sa curiosité. Mais le sacrifice n'en était plus un; on exigeait davantage. Par une concession promptement consentie, il espéra cependant détourner le coup dont il avait déjà éprouvé la menace. Il revint avec une condescendance malheureuse sur un sujet épuisé.
– Tenez, je n'ai pu m'empêcher de rire malgré moi de l'excès de prudence de ces deux amants. Le jeune homme, depuis quatre ans, apporte fidèlement à l'étude, et à l'insu de sa fiancée, six francs d'économie chaque dimanche, afin de réunir quinze cents francs pour acheter un remplaçant à l'époque où il sera appelé au service. C'est une surprise qu'il ménage à celle qui sera sa femme, et dont il ne lui fera part qu'au jour de la cérémonie nuptiale.
– Mais c'est très-louable, mon ami. Est-ce cela qui vous faisait rire?
– Sans doute; car, de son côté, la jeune fermière, ne supposant pas à son fiancé les moyens de se racheter du service militaire, amasse, à force de sacrifices et de privations, une somme égale qu'elle dépose aussi chez moi, chaque dimanche: sa joie est d'offrir un remplaçant pour bouquet de noces à son mari. Je me réjouis d'avance de leur étonnement lorsqu'ils se gratifieront l'un l'autre du même cadeau. Maintenant, vous comprenez, Léonide, qu'en révélant leur double confession, je romprais le charme qui lie par la générosité ces deux amants, et j'empêcherais peut-être un bon mariage et une belle action.
– Je comprends, en effet, que vous soyez discret, répliqua malignement Léonide, qui remportai, tout en la dédaignant, une première victoire sur l'impénétrabilité de Maurice, – je ne vous blâme plus de votre silence.
La petite guerre finit là. Léonide eut encore plus de finesse que son mari n'avait de peur. Elle ne poussa pas plus loin le succès, de crainte, en triomphant davantage, de paraître conquérir ce qu'elle tenait à mériter. La portée de son caractère, à défaut d'une longue expérience, lui avait appris que le droit conjugal, pour être maintenu, doit passer en habitude et n'être jamais une faveur ou une victoire.
Cette scène entre Maurice et Léonide, et provoquée par celle-ci, n'avait été qu'un long prétexte de sa part pour obtenir une explication sur la visite dont Maurice lui avait fait un mystère.
Mais si Léonide avait montré de la curiosité plus qu'elle n'en avait envie sur un incident bien léger, Maurice, de son côté, avait défendu son silence avec une raideur de principes un peu exagérée pour la circonstance. C'est qu'en réalité, ils étaient entraînés par des motifs plus graves, celui-ci à se taire, celle-là à interroger. Une comédie s'était jouée derrière le rideau. Ils s'étaient attaqués avec le trouble de la mêlée, de peur de s'avouer, en précisant leur rôle dans le combat, la cause qui les mettait en présence. Il est temps enfin de le dire: leur ménage avait sa plaie secrète comme presque tous les ménages: la leur veut un instant de commentaires.
Par suite d'arrangements de famille, Léonide avait été élevée à Beauvais chez une de ses tantes. La fille unique de cette tante, à peu près de l'âge de Léonide, partageait avec elle les caresses les plus tendres et les avantages d'une bonne éducation. Excellente femme, la mère d'Hortense se fût reproché comme une injustice la moindre faveur accordée à l'une dont l'autre n'eût pas joui. Pour elle, Hortense et Léonide étaient ses deux enfants. Dans le monde, elles s'appelaient cousines; mais, dans l'intimité, se dédommageant de ce titre qu'elles trouvaient trop réservé, elles échangeaient le doux nom de sœur. A l'âge où les âmes encore sans sexe sont sans rivalité, il était naturel que les deux cousines s'accordassent parfaitement dans leurs goûts. Jusqu'au terme de cet âge, rien de ce qui composait le bonheur de l'une n'avait été interdit à l'autre; bonheur il est vrai, dont il était facile de faire deux parts: celui de porter des robes de la même étoffe, et d'où résultait celui plus vif encore d'être prises l'une pour l'autre, à cause de la ressemblance.
Cette affection jumelle se prolongea jusqu'à dix-sept ans, bien qu'avant même cette époque, Hortense et Léonide n'eussent déjà plus aucune trace de conformité dans le caractère. Hortense était restée une femme petite, mais gracieuse avec embonpoint; mesurée dans ses mouvements pleins de rondeur; formée pour les jeunes gens de vingt ans; charmante enfant pour ceux de trente; ni brune ni blonde, ou plutôt brune le matin, en peignoir, quand ses cheveux tombaient en masse, et blonde le soir, quand, bien nattés, bien tirés à cent épingles, ils s'appliquaient plus rares à ses tempes; d'humeur égale, prisant un point de broderie bien au-dessus de la lecture la plus passionnée. L'adolescence venue, Léonide osa se dire qu'elle s'ennuyait aux jouissances tranquilles d'Hortense; ensuite elle la