Comme il avait mis de côté toute pharmacie, il épargnait à ses pratiques les maladies médicamenteuses, ce qui est énorme et produisait souvent, en laissant agir la force vitale, des cures qui tenaient du miracle. On est tellement habitué, en effet, à voir certaines affections traitées avec talent selon la rigueur des enseignements de l'école, se terminer par la mort, qu'il y a miracle, véritable miracle de clémence à permettre la guérison.
Le docteur Josaphat prétendait que le miracle consistait uniquement à ne pas poignarder en ce cas le patient avec une lancette ou à ne point placer près de son lit une garde armée de fioles, pour y jouer en toute charité le rôle important que la Voisin remplissait, sous Louis XIV, avec tant de succès. Il disait que la Brinvilliers et Lucrèce Borgia d'un côté, Cartouche et Lacenaire de l'autre, avaient volé les rayons de leurs auréoles.
Pourquoi tant de bruit autour de ces noms illustres pour quelques saignées et quelques vomitifs? Sangrado, à lui tout seul et tel académicien pasteur d'un immense troupeau de sangsues, ont vidé plus de veines que la postérité entière de Cacus. Il ajoutait mille autres choses qui me semblaient plausibles, mais que je ne voudrais point répéter, profane que je suis, dans la crainte de nuire à l'industrie respectée de MM. les apothicaires. En somme, la médecine est une grande chose: le bronze d'Esculape fait l'ornement d'une foule de cheminées, et j'ai vu, sur nombre de pendules, Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès.
Le docteur Josaphat était un original. Il inventait des épinettes et rêvait tout éveillé de la juxtasonnance qui est pure chinoiserie. Il fabriquait des chaînes galvaniques et d'autres curiosités. C'était peut-être un fou. On m'a dit qu'il avait escaladé l'académie. Je crois plutôt que les sangsues l'auront vidé.
Moi, j'avais une belle et bonne fièvre cérébrale. Je ne sais pas si la chaîne électrique me fit du bien; je reste persuadé qu'elle ne me fit aucun mal. Pendant neuf jours que durèrent les accès, le docteur me visita le matin et le soir. Tout en changeant la chaîne de place, selon les progrès de mon mal ou selon le vent de sa fantaisie, il racontait. Les premiers jours, ses récits n'étaient pour moi qu'un bourdonnement confus; je sentis que j'étais sauvé quand je compris ses commérages.
Au moment où mon intelligence s'éveilla je me souviens qu'il disait en me tâtant le pouls:
«Il n'y a point de toile si serrée où l'on ne puisse introduire quelques fils. C'est la juxtasonnance. Et néanmoins la juxtasonnance est encore autre chose: elle donne trois séries d'accords dans toute gamme: introduisez les tiers de ton qui sont en usage dans quelques musiques des pays d'Asie, et la juxtasonnance arrive à des résultats prodigieux. J'ai passé des fils dans le quatuor en ré de Haydn, et mon instrument est particulièrement propre à rendre ces nuances. Je ne trouve pas d'exécutants. Mes meilleurs amis me rient au nez. C'est toujours l'histoire de la médecine, où tout système est un assassinat avant de devenir le salut de l'humanité. Prenez l'accord que vous appelez parfait, je ne sais pourquoi; décomposez les cinq demi-tons de chaque tierce en sept tiers de tons, plus un demi-tiers ou sixième de ton…
– Le pouls? l'interrompit ma cousine.
– Eh! madame, le pouls lui-même vous démontre la divisibilité infinie des nuances, c'est votre oreille qui manque de finesse. Vous arriveriez par l'éducation à percevoir des vingtièmes de ton. Nous avons cent dix, et le docteur Josaphat n'a pas besoin de montre à secondes pour vous affirmer cela. Je prétends qu'un sens vierge, convenablement entraîné, comme disent les Anglais, diviserait, au tact, les secondes en soixante tierces. Il y a peut-être dans la nature des infusoires pour qui les tierces sont des années et les secondes des siècles. Nous ne jouissons de rien: notre domaine nous échappe; la juxtasonnance n'est qu'un pas très timide vers la conquête légitime de l'inconnu. Le jeune homme va bien; il sera sur ses pieds dans trois jours, et comme il n'a absorbé aucune substance hostile, il échappera à cette épouvantable maladie qu'on appelle convalescence.»
Ma cousine m'embrassa. Il y avait des larmes dans ses yeux.
– A-t-il sa connaissance? demanda-t-elle.
– Qu'entendez-vous par là? La jouissance du monde extérieur? S'il ne l'a pas il va l'avoir. Mais il n'a jamais manqué de connaissance. La fièvre, considérée au point de vue métaphysique, présente des particularités très curieuses. On pourrait dire que c'est un travail désespéré qui poursuit le jour dans la nuit ou un objet quelconque dans le vide; pour préciser: une chasse pleine de lassitude où l'on court après le mot d'une insoluble charade. Loin d'être absentes, les facultés intellectuelles sont prodigieusement surexcitées. J'ai trouvé la juxtasonnance pendant ma fièvre catharale. D'autres, au lieu de chercher, reviennent vers une idée ou vers un fait accompli qui les a frappés vivement. Ils n'essayent pas de percer l'avenir, ils tâchent de voir le passé autrement mieux qu'ils ne l'ont pu distinguer jusqu'alors. De telle sorte que la physionomie métaphysique de la fièvre est un point fixé et douloureux, contre lequel l'intelligence s'acharne, un point noir, si vous voulez, qu'on veut éclairer de la lumière qu'on n'a pas. Demandez au petit Breton si, pendant ces six jours, il n'a pas constamment soulevé un lourd marteau qui, constamment aussi, lui retombait tout juste au même endroit du crâne.»
J'éprouvai comme une réminiscence aiguë de ma douleur, tant cette définition était juste.
«Et comme la fièvre cérébrale, continua Josaphat, est compliquée ici d'une affection nerveuse très accentuée, la manie, car c'est probablement une manie temporaire, a dû être terrible.
– Ah! je me doute bien de ce qu'était son idée fixe! soupira ma cousine.
– Question extra-médicale, belle dame. Mais je suis bien sûr que l'idée fixe de la petite sauterelle du théâtre Beaumarchais n'était pas M. le président de Kervigné.
– A propos, demanda ma cousine, qu'a-t-elle eu cette Annette Laïs?
– Une fièvre cérébrale, tout comme notre jeune ami.
– Et sa situation?..
– La même que celle du chevalier. Ou eût dit le même pouls.
– Où donc allez-vous la voir?
– Mais, chez son père. Son père est un tigre pour l'honneur!»
Ma cousine éclata de rire. Son rire ne me blessa pas du tout. Je faisais grande attention, cependant, à ce que disait le docteur.
«Parbleu! s'écria-t-il en tirant sa montre, je vais manquer l'audition de la Squarciafico, chez Tamburini. Elle demande cent mille francs, les feux et le congé pour son contre-ut et ses roulades dans le grave. Faites taire le petit, s'il veut parler. A ce soir.»
Ma cousine s'établit près de moi avec un livre. Elle m'avait veillé comme une sœur de charité. Je n'avais aucune envie de lui parler. Ma pensée n'était pas confuse, je sentais plutôt ma cervelle vide comme une coquille d'œuf. Ma préoccupation était de savoir exactement et clairement quelle avait été mon idée fixe. C'était me pencher au-dessus du vertige d'où je sortais à peine.
Aussitôt que mes regards plongèrent là-dedans je fus entraîné et précipité. La réponse à ma question imprudente fut l'idée fixe elle-même qui revint torturer mon cerveau.
Je sus du moins ce qu'elle était, car je gardais la possibilité de raisonner. Mon idée fixe avait été merveilleusement définie par ce fou de docteur Josaphat. Cet homme là devait vivre avec des idées fixes. La mienne consistait en un effort extravagant et patient dirigé vers ce but impossible: revoir ce que je n'avais pas vu.
Je cherchais tout uniment le visage d'Annette Laïs, ses traits, son sourire, au milieu de cette giboulée de fleurs qui tourbillonnait dans ma mémoire. Je n'avais vu qu'une ombre; qui était un papillon, perdu dans un brouillard de gaze; je voulais la femme, je la voulais belle comme les invraisemblances de mon rêve; je la voulais éblouissante comme les rayons de ma féerie.
Peut-on dire que je l'aimais alors? J'avais entendu sans colère ni dépit, la dernière comme la première fois, les paroles méprisantes