On voit de plus que, dans les grandes villes, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la société, c'est généralement au printemps qu'a lieu le maximum. Alors même que le printemps est dépassé par l'été (Paris et Francfort), l'avance de cette dernière saison est légère. C'est que, dans les centres importants, il se produit pendant la belle saison un véritable exode des principaux agents de la vie publique qui, par suite, manifeste une légère tendance au ralentissement[101].
Tableau XVI
Variations saisonnières du suicide dans quelques grandes villes comparées à celles du pays tout entier.
En résumé, nous avons commencé par établir que l'action directe des facteurs cosmiques ne pouvait expliquer les variations mensuelles ou saisonnières du suicide. Nous voyons maintenant de quelle nature en sont les causes véritables, dans quelle direction elles doivent être cherchées et ce résultat positif confirme les conclusions de notre examen critique. Si les morts volontaires deviennent plus nombreuses de janvier à juillet, ce n'est pas parce que la chaleur exerce une influence perturbatrice sur les organismes, c'est parce que la vie sociale est plus intense. Sans doute, si elle acquiert cette intensité, c'est que la position du soleil sur l'écliptique, l'état de l'atmosphère, etc., lui permettent de se développer plus à l'aise que pendant l'hiver. Mais ce n'est pas le milieu physique qui la stimule directement; surtout ce n'est pas lui qui affecte la marche des suicides. Celle-ci dépend de conditions sociales.
Il est vrai que nous ignorons encore comment la vie collective peut avoir cette action. Mais on comprend dès à présent que, si elle renferme les causes qui font varier le taux des suicides, celui-ci doit croître ou décroître selon qu'elle est plus ou moins active. Quant à déterminer plus précisément quelles sont ces causes, ce sera l'objet du livre prochain.
CHAPITRE IV
L'imitation[102].
Mais, avant de rechercher les causes sociales du suicide, il est un dernier facteur psychologique dont il nous faut déterminer l'influence à cause de l'extrême importance qui lui a été attribuée dans la genèse des faits sociaux en général et du suicide en particulier. C'est l'imitation.
Que l'imitation soit un phénomène purement psychologique, c'est ce qui ressort avec évidence de ce fait qu'elle peut avoir lieu entre individus que n'unit aucun lien social. Un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe dont ils dépendent également, et la propagation imitative n'a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser. Un éternuement, un mouvement choréiforme, une impulsion homicide peuvent se transférer d'un sujet à un autre sans qu'il y ait entre eux autre chose qu'un rapprochement fortuit et passager. Il n'est nécessaire ni qu'il y ait entre eux aucune communauté intellectuelle ou morale, ni qu'ils échangent des services, ni même qu'ils parlent une même langue, et ils ne se trouvent pas plus liés après le transfert qu'avant. En somme, le procédé par lequel nous imitons nos semblables est aussi celui qui nous sert à reproduire les bruits de la nature, les formes des choses, les mouvements des êtres. Puisqu'il n'a rien de social dans le second cas, il en est de même du premier. Il a son origine dans certaines propriétés de notre vie représentative, qui ne résultent d'aucune influence collective. Si donc il était établi qu'il contribue à déterminer le taux des suicides, il en résulterait que ce dernier dépend directement, soit en totalité soit en partie, de causes individuelles.
I
Mais, avant d'examiner les faits, il convient de fixer le sens du mot. Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir, c'est-à-dire à ne pas déterminer ni circonscrire méthodiquement l'ordre de choses dont ils entendent parler, qu'il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s'étendre, à leur insu, du concept qu'elle visait primitivement ou paraissait viser, à d'autres notions plus ou moins voisines. Dans ces conditions, l'idée finit par devenir d'une ambiguïté qui défie la discussion. Car, n'ayant pas de contours définis, elle peut se transformer presque à volonté selon les besoins de la cause et sans qu'il soit possible à la critique de prévoir par avance tous les aspects divers qu'elle est susceptible de prendre. C'est notamment le cas de ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation.
Ce mot est couramment employé pour désigner à la fois les trois groupes de faits qui suivent:
1° Il arrive que, au sein d'un même groupe social dont tous les éléments sont soumis à l'action d'une même cause ou d'un faisceau de causes semblables, il se produit entre les différentes consciences une sorte de nivellement, en vertu duquel tout le monde pense ou sent à l'unisson. Or, on a très souvent donné le nom d'imitation à l'ensemble d'opérations d'où résulte cet accord. Le mot désigne alors la propriété qu'ont les états de conscience, éprouvés simultanément par un certain nombre de sujets différents, d'agir les uns sur les autres et de se combiner entre eux de manière à donner naissance à un état nouveau. En employant le mot dans ce sens, on entend dire que cette combinaison est due à une imitation réciproque de chacun par tous et de tous par chacun[103]. C'est, a-t-on dit, «dans les assemblées tumultueuses de nos villes, dans les grandes scènes de nos révolutions[104]» que l'imitation ainsi conçue manifesterait le mieux sa nature. C'est là qu'on verrait le mieux comment des hommes réunis peuvent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres, se transformer mutuellement.
2° On a donné le même nom au besoin qui nous pousse à nous mettre en harmonie avec la société dont nous faisons partie et, dans ce but, à adopter les manières de penser ou de faire qui sont générales autour de nous. C'est ainsi que nous suivons les modes, les usages, et, comme les pratiques juridiques et morales ne sont que des usages précisés et particulièrement invétérés, c'est ainsi que nous agissons le plus souvent quand nous agissons moralement. Toutes les fois que nous ne voyons pas les raisons de la maxime morale à laquelle nous obéissons, nous nous y conformons uniquement parce qu'elle a pour elle l'autorité sociale. Dans ce sens, on a distingué l'imitation des modes de celle des coutumes, selon que nous prenons pour modèles nos ancêtres ou nos contemporains.
3° Enfin, il peut se faire que nous reproduisions un acte qui s'est passé devant nous ou à notre connaissance, uniquement parce qu'il s'est passé devant nous ou que nous en avons entendu parler. En lui-même, il n'a pas de caractère intrinsèque qui soit pour nous une raison de le rééditer. Nous ne le copions ni parce que nous le jugeons utile, ni pour nous mettre d'accord avec notre modèle, mais simplement pour le copier. La représentation que nous nous en faisons détermine automatiquement les mouvements qui le réalisent à nouveau. C'est ainsi que nous bâillons, que nous rions, que nous pleurons, parce que nous voyons quelqu'un bâiller, rire, pleurer. C'est ainsi encore que l'idée homicide passe d'une conscience dans l'autre. C'est la singerie pour elle-même.
Or, ces trois sortes de faits sont très différentes les unes des autres.
Et d'abord, la première ne saurait être confondue avec les suivantes, car elle ne comprend aucun fait de reproduction proprement dite, mais des synthèses sui generis d'états différents ou, tout au moins, d'origines différentes. Le mot d'imitation