Burckhardt étudie à part deux cités: Venise, qui demeurait une république patricienne, immobile dans sa constitution sociale, et Florence, qui, démocratique de génie, goûta de tous les régimes, de la tyrannie militaire du duc d'Athènes, de la démagogie incendiaire des ciompi, de la tyrannie théocratique de Savonarole, du principat intermittent des Médicis, de la république bourgeoise de Soderini. Venise fut longtemps comme en dehors de l'Italie, tournée vers l'Orient, indifférente aux agitations de la Péninsule, où elle n'entrait jamais que pour quelques instants, en faisant payer son alliance le plus cher possible. Tout son esprit d'invention allait vers les régions lointaines où cheminaient ses caravanes. Le moyen âge se prolongeait sur les lagunes, maintenu par un gouvernement inquisitorial, la dévotion d'état, l'étroite solidarité des citoyens, que fortifiait la haine du reste de la Péninsule. Le soupçon incessant, la terreur de la délation, pesaient sur toutes les âmes. Venise, très ingénieuse de bonne heure pour le calcul des intérêts économiques, ne devait s'éveiller que tard à la vie de l'esprit. Sa renaissance fut d'arrière-saison, le dernier rayon de l'Italie. Elle n'eut pas, antérieurement à Alde Manuce, l'amour désintéressé des lettres; elle décourageait les érudits que l'Orient grec lui envoyait; Paul II, un Vénitien, traitait d'hérétiques tous les philologues. Venise laissa se perdre les manuscrits de Pétrarque et dépérir la bibliothèque de Bessarion. Ses premiers poètes datent du XVIe siècle, sa peinture originale de la fin du XVe. Sa littérature propre est dans les Relations de ses orateurs, qui, par leur art national de l'espionnage, ont été peut-être les plus fins diplomates du monde.
Tout autre fut la physionomie de Florence. Ce peuple mobile peut renverser dix fois par siècle son gouvernement: on sent qu'il est le maître de sa destinée et de ses actes. Machiavel en expose l'histoire comme celle d'un être vivant et personnel: «Florence, dit Burckhardt, était alors occupée du plus riche développement des individualités, tandis que les tyrans n'admettaient pas d'autre individualité que la leur et celle de leurs plus proches serviteurs.» Cette vie féconde de la conscience à laquelle les tyrans doivent tout ce qu'ils sont, et qu'ils communiquent aux artistes et aux écrivains de leur cour, Florence l'avait donnée elle-même à tous ses citoyens. Le Florentin ne se laisse point opprimer par l'histoire tumultueuse de sa république. Il cherche toujours, entre les partis extrêmes, quelque point de conciliation. Il veut bien être guelfe, mais à la condition que le pape ne touchera point aux libertés florentines. Il étudie sérieusement les causes de la prospérité ou du malaise de la cité. Avec Dante et Machiavel, il juge les défauts de son génie, la légèreté, la jalousie, la calomnie, l'hérédité de la vengeance; avec les Villani, Guichardin et Varchi, il recherche et mesure toutes les sources de la fortune de Florence, il passe sans effort de la statistique à l'économie politique; il aime sa ville; exilé, il la pleure, même en la maudissant, et, jusqu'au dernier jour de l'indépendance nationale, il la glorifie comme le chef-d'œuvre de l'histoire. Dans une telle cité, le régime politique repose sur l'opinion et chancelle au moindre frémissement du sentiment public. Florence n'a jamais été plus véritablement elle-même qu'aux jours où le crédit seul de Cosme l'Ancien gouvernait les affaires; la seule tyrannie qu'elle accepta avec sérénité fut, après la conspiration des Pazzi, celle de Laurent le Magnifique. C'est à ces années de la vie florentine que s'applique le mieux la dénomination donnée par Burckhardt à la première partie de son livre: l'État considéré comme œuvre d'art. Vers ce poète et ce sage gravite harmonieusement une civilisation où tout un peuple épris de liberté et de beauté a mis son âme.
III
La renaissance a renouvelé d'abord la condition sociale de l'Italien. A l'état moderne répond désormais l'homme moderne, citoyen ou sujet. Affranchi des anciennes communautés politiques, il ne compte plus que sur soi et l'exemple de ses tyrans et de ses condottières l'engage à y compter sans réserve. Il se sent plus isolé qu'autrefois; l'isolement même fortifie son caractère. Le traité du Gouvernement de la famille d'Alberti énumère les devoirs que l'incertitude de la vie publique impose au particulier. Mais cette incertitude ne le trouble guère. Il fait face à la tyrannie résolûment. Il frappe ses princes avec joie, même à l'église, même étant prêtre. Proscrit, il ne se croit pas diminué. «Ma patrie, disait Dante, est le monde entier.» – «Celui qui a tout appris, dit Ghiberti, n'est étranger nulle part; même sans fortune, même sans amis, il est citoyen de toutes les villes; il peut dédaigner les vicissitudes du sort.» Être seul contre tous, uomo unico, uomo singolare, émouvoir par quelque grand acte de vertu ou de scélératesse l'imagination de son siècle, tel est le rêve de l'italien. L'image de la gloire le tourmente, une branche de laurier donnée au Capitole, un tombeau à Santa-Croce, une inscription sur un mur d'église. Les damnés de Dante n'ont qu'un souci: la mémoire de leur nom chez les vivants. Les régicides vont au supplice le