Le Bossu Volume 6. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
que ma piété conjugale se refusait à éclairer… vous allez me forcer maintenant à vous découvrir le beau côté de ma vie… le côté noble, chrétien, modestement dévoué… J'ai rendu le bien pour le mal, monseigneur, patiemment et résolûment, cela, pendant près de vingt ans… j'ai vaqué nuit et jour à un travail silencieux pour lequel j'ai risqué bien souvent mon existence… j'ai prodigué ma fortune immense… j'ai fait taire la voix entraînante de mon ambition… j'ai donné ce qui me restait de jeunesse et de force, j'ai donné une part de mon sang…

      Le régent fit un geste d'impatience. – Gonzague reprit:

      – Vous trouvez que je me vante, n'est-ce pas?.. écoutez donc mon histoire, monseigneur, vous qui fûtes mon ami, mon frère, comme vous fûtes l'ami et le frère de Nevers… Écoutez-moi, attentivement, impartialement: je vous choisis pour arbitre… non pas entre madame la princesse et moi, Dieu m'en garde: contre elle je ne veux point gagner de procès… non point entre moi et cet aventurier de Lagardère… je m'estime trop haut pour me mettre avec lui dans la même balance… mais entre nous deux, monseigneur… entre les deux survivants des trois Philippe… entre vous, duc d'Orléans, régent de France ayant en main le pouvoir quasi royal pour venger le père, pour protéger l'enfant, – et moi, Philippe de Gonzague, simple gentilhomme, n'ayant pour cette double et sainte mission que mon cœur et mon épée… je vous prends pour arbitre, et quand j'aurai achevé, je vous demanderai, Philippe d'Orléans, si c'est à vous ou à Philippe de Gonzague que Philippe de Nevers applaudit et sourit là-haut aux pieds de Dieu!

      II

      – Plaidoyer. —

      La botte était hardie, le coup bien assené: il porta. Le régent de France baissa les yeux sous le regard sévère de Gonzague.

      Celui-ci, rompu aux luttes de la parole, avait préparé d'avance son effet. Le récit qu'il allait faire n'était point une improvisation.

      – Oseriez-vous dire, murmura le régent, – que j'ai manqué au devoir de l'amitié!

      – Non, monseigneur, repartit Gonzague; – forcé que je suis de me défendre, je vais mettre seulement ma conduite en regard de la vôtre… nous sommes seuls… Votre Altesse Royale n'aura point à rougir…

      Philippe d'Orléans était remis de son trouble.

      – Nous nous connaissons dès longtemps, prince, dit-il; – vous allez très-loin… prenez garde!

      – Vous vengeriez-vous, demanda Gonzague qui le regarda en face, – de l'affection que j'ai prouvée à notre frère après sa mort?

      – Si l'on vous a fait tort, répliqua le régent, – vous aurez justice… parlez!

      Gonzague avait espéré plus de colère. – Le calme du duc d'Orléans lui fit perdre un mouvement oratoire sur lequel il avait beaucoup compté.

      – A mon ami, reprit-il pourtant, – au Philippe d'Orléans qui m'aimait hier et que je chérissais, j'aurais conté mon histoire en d'autres termes; au point où nous en sommes, Votre Altesse Royale et moi, c'est un résumé succinct et clair qu'il faut.

      La première chose que je dois vous dire, c'est que ce Lagardère est non-seulement un spadassin de la plus dangereuse espèce, – une manière de héros parmi ses pareils, – mais encore un homme intelligent et rusé, capable de poursuivre une pensée d'ambition pendant des années et ne reculant devant aucun effort pour arriver à son but.

      Je ne puis croire qu'il ait eu dès l'abord l'idée d'épouser l'héritière de Nevers. – Pour cela, quand il passa la frontière, il lui fallait encore attendre quinze ou seize ans: c'est trop. Son premier plan fut, sans aucun doute, de se faire payer quelque énorme rançon: il savait que Nevers et Caylus étaient riches.

      Moi qui l'ai poursuivi sans relâche depuis la nuit du crime, je sais chacune de ses actions: il avait fondé tout simplement sur la possession de l'enfant l'espoir d'une grande fortune.

      Ce sont mes efforts mêmes qui l'ont porté à changer de batteries. Il dut comprendre bien vite, à la manière dont je menais la chasse contre lui, que toute transaction déloyale était impossible.

      Je passai la frontière peu de temps après lui et je l'atteignis aux environs de la petite ville de Venasque en Navarre. Malgré la supériorité de notre nombre, il parvint à s'échapper, et prenant un nom d'emprunt, il s'enfonça dans l'intérieur de l'Espagne.

      Je ne vous dirai point en détail les rencontres que nous eûmes ensemble. – Sa force, son courage, son adresse tiennent véritablement du prodige… Outre la blessure qu'il me fit dans les fossés de Caylus, tandis que je défendais mon malheureux ami…

      Ici, Gonzague ôta son gant et montra la marque de l'épée de Lagardère.

      – Outre cette blessure, continua-t-il, je porte en plus d'un endroit la trace de sa main. Il n'y a point de maître en fait d'armes qui puisse lui tenir tête. – J'avais à ma solde une véritable armée, car mon dessein était de le prendre, afin de constater par lui l'identité de ma jeune et chère pupille. Mon armée était composée des plus renommés prévôts de l'Europe: le capitaine Lorrain, Joël de Jugan, Staupitz, Pinto, el Matador, Saldagne et Faënza: ils sont tous morts…

      Le régent fit un mouvement.

      – Ils sont tous morts! répéta Gonzague, – morts de sa main!

      – Vous savez que lui aussi, murmura Philippe d'Orléans, – que lui aussi prétend avoir reçu mission de protéger l'enfant de Nevers et de venger notre malheureux ami.

      – Je sais, puisque je l'ai dit, que c'est un imposteur audacieux et habile… mais je sais aussi devant qui je parle… j'espère que le duc d'Orléans, de sang-froid, ayant à choisir entre deux affirmations, considérera les titres de chacun.

      – Ainsi ferai-je, prononça le régent; – continuez.

      – Des années se passèrent, poursuivit Gonzague, – et remarquez que ce Lagardère n'essaya jamais de faire parvenir à la veuve de Nevers ni une lettre ni un message.

      Faënza, qui était un homme adroit et que j'avais envoyé à Madrid pour surveiller le ravisseur, revint et me fit un rapport bizarre sur lequel j'appelle spécialement l'attention de Votre Altesse Royale.

      Lagardère, qui, à Madrid, s'appelait don Luiz, avait troqué sa captive contre une jeune fille que lui avaient cédée à prix d'argent les gitanos du Léon. Lagardère avait peur de moi; il me sentait sur sa piste et voulait me donner le change. La gitanita fut élevée chez lui, à dater de ce moment, tandis que la véritable héritière de Nevers, enlevée par les Bohémiens, vivait avec eux sous la tente.

      Je doutai. Ce fut la cause de mon premier voyage à Madrid. Je m'abouchai avec les gitanos dans les gorges du mont Balandron et j'acquis la certitude que Faënza ne m'avait point trompé.

      Je vis la jeune fille dont les souvenirs étaient en ce temps-là tout frais. Toutes mes mesures furent prises pour nous emparer d'elle et la ramener en France. Elle était bien joyeuse à l'idée de revoir sa mère.

      Le soir fixé pour l'enlèvement, mes gens et moi nous soupâmes sous la tente du chef, afin de ne point inspirer de défiance. On nous avait trahis. – Ces mécréants possèdent d'étranges secrets. Au milieu du souper, notre vue se troubla; le sommeil nous saisit. – Quand nous nous éveillâmes le lendemain matin, nous étions couchés sur l'herbe, dans la gorge du Balandron. Il n'y avait plus autour de nous ni tentes ni campement. Les feux à demi consumés s'éteignaient sous la cendre.

      Les gitanos du Léon avaient disparu…

      Dans ce récit, Gonzague s'arrangeait de manière à côtoyer toujours la vérité, en ce sens que les dates, les lieux de scène et les personnages étaient exactement indiqués. Son mensonge avait ainsi la vérité pour cadre.

      De telle sorte que si on interrogeait Lagardère ou Aurore, leurs réponses ne pussent manquer de se rapporter par quelque point à sa version.

      Tous deux, Lagardère et Aurore, étaient,