Un instant, l'aventure de cette nuit avait mal tourné. Tant pis pour Chaverny! mais depuis que le bossu s'était mis en avant, les choses prenaient une physionomie nouvelle et meilleure.
Le bossu était évidemment de ces hommes à qui on peut tout demander.
Gonzague l'avait jugé d'un coup d'œil. C'était un de ces êtres qui font volontiers payer à l'humanité l'enjeu de leur propre misère et qui gardent rancune aux hommes de la croix que Dieu a mise comme un fardeau trop lourd sur leurs épaules.
Les bossus sont méchants; les bossus se vengent.
Les bossus ont souvent le cœur cruel, l'esprit robuste, parce qu'ils sont en ce monde comme en pays ennemi.
Les bossus n'ont point de pitié. On n'en eut point pour eux.
De bonne heure, la raillerie idiote frappa leur âme de tant de coups, qu'un calus protecteur se fit autour de leur âme.
Chaverny ne voulait rien pour la besogne indiquée. Chaverny n'était qu'un fou: le vin le faisait franc, généreux et brave. Chaverny eût été capable d'aimer sa femme et de s'agenouiller devant elle après l'avoir battue.
Le bossu, non. Le bossu ne devait mordre qu'un coup de dent.
Le bossu était une véritable trouvaille!
Quand Gonzague demanda le notaire, chacun voulut faire du zèle. Oriol, Albret, Montaubert, Cidalise s'élancèrent vers la galerie, devançant Cocardasse et Passepoil.
Ceux-ci se trouvèrent seuls un instant sous le péristyle de marbre.
– Ma caillou, fit le Gascon, la nuit ne va pas finir sans qu'il pleuve…
– Des horions? interrompit Passepoil; la girouette est aux tapes.
– Apapur! la main me démange! et toi?
– Dame!.. il y a déjà longtemps qu'on n'a dansé, mon noble ami!..
Au lieu d'entrer dans les appartements du bas, ils ouvrirent la porte extérieure et descendirent dans le jardin. Il n'y avait plus trace de l'embuscade dressée par Gonzague, au devant de la maison. Nos deux braves passèrent jusqu'à la charmille où M. de Peyrolles avait trouvé, la veille, les cadavres de Saldagne et de Faënza: personne dans la charmille.
Ce qui leur sembla plus étrange, c'est que la poterne, percée sur la ruelle, était grande ouverte.
Personne dans la ruelle. Nos deux braves se regardèrent:
– Ce n'est pourtant pas lou couquin qui a fait cela, murmura Cocardasse, puisqu'il est là-haut depuis hier au soir!..
– Sait-on ce dont il est capable! riposta Passepoil.
Ils entendirent comme un bruit confus du côté de l'église.
– Reste là, dit le Gascon; je vais aller voir.
Il se coula le long des murs du jardin, tandis que Passepoil faisait faction à la poterne. Au bout du jardin était le cimetière Saint-Magloire. Cocardasse vit le cimetière plein de gardes françaises.
– Eh donc! ma caillou, fit-il en revenant, si l'on danse, les violons ne manqueront pas!
Pendant cela, Oriol et ses compagnons faisaient irruption dans la chambre de Gonzague, où maître Griveau aîné, notaire royal, dormait paisiblement sur un sofa, auprès d'un guéridon supportant les restes d'un excellent souper.
Je ne sais pas pourquoi notre siècle s'est acharné contre les notaires. Les notaires sont généralement des hommes propres, frais, bien nourris, de mœurs très-douces, ayant le mot pour rire en famille et doués d'une rare sûreté de coup d'œil au whist. Ils se comportent bien à table; la courtoisie chevaleresque s'est réfugiée chez eux; ils sont galants avec les vieilles dames riches, et certes peu de Français portent aussi bien qu'eux la cravate blanche, amie des lunettes d'or.
Le temps est proche où la réaction se fera. Chacun sera bientôt forcé de convenir qu'un jeune notaire blond, grave et doux dans son maintien et dont le ventre naissant n'a pas encore acquis tout son développement, est une des plus jolies fleurs de notre civilisation.
Maître Griveau aîné, notaire-tabellion-garde-note royal et du Châtelet avait l'honneur d'être en outre un serviteur dévoué de M. le prince de Gonzague. C'était un bel homme de quarante ans, gras, frais et rose, souriant et qui faisait plaisir à voir.
Oriol le prit par un bras, Cidalise par l'autre, et tous deux l'entraînèrent au premier étage.
La vue d'un notaire causait toujours un certain attendrissement à la Nivelle. Ce sont eux qui prêtent force et valeur aux donations entre-vifs.
Maître Griveau aîné, homme de bonne compagnie, salua le prince, ces dames et ces messieurs avec une convenance parfaite. Il avait sur lui la minute du contrat, préparée d'avance; seulement, le nom de Chaverny était en tête de la minute. Il fallait rectifier cela.
Sur l'invitation de M. de Peyrolles, maître Griveau aîné s'assit à une petite table, tira de sa poche, plumes, encre, grattoir, et se mit en besogne.
Gonzague et le gros des convives étaient restés autour du bossu.
– Cela va-t-il être long? fit celui-ci en s'adressant au notaire.
– Maître Griveau, dit le prince en riant, vous comprendrez l'impatience bien naturelle de ces jeunes fiancés…
– Je demande cinq minutes, monseigneur, répliqua le notaire.
Ésope II chiffonna son jabot d'une main et lissa de l'autre d'un air vainqueur les beaux cheveux d'Aurore.
– Juste le temps de séduire une femme! dit-il.
– Buvons! s'écria Gonzague, puisque nous avons du loisir… Buvons à l'heureux hyménée!..
On décoiffa de nouveau les flacons de champagne. Cette fois, la gaieté semblait vouloir naître tout à fait. L'inquiétude s'était évanouie, tout le monde se sentait de joyeuse humeur.
Dona Cruz remplit elle-même le verre de Gonzague.
– A leur bonheur! dit-elle en trinquant gaillardement.
– A leur bonheur! répéta le cercle riant et buvant.
– Or ça! fit Ésope II, n'y a-t-il point ici quelque poëte habile pour composer mon épithalame?
– Un poëte! un poëte! cria-t-on; on demande un poëte.
Maître Griveau aîné mit sa plume derrière l'oreille.
– On ne peut pas tout faire à la fois, prononça-t-il d'une voix discrète et douce; quand j'aurai fini le contrat je rimerai quelques couplets impromptus…
Le bossu le remercia d'un geste noble.
– Poésie du Châtelet! dit Navailles; madrigaux de notaire!.. Niez donc que ce soit maintenant l'âge d'or!
– Qui songe à nier? repartit Nocé; les fontaines vont produire du lait d'amandes et du vin mousseux.
– C'est sur les chardons, ajouta Choisy, que vont naître les roses…
– Puisque les tabellions font des vers!
Le bossu se rengorgea et dit avec une orgueilleuse satisfaction:
– C'est pourtant à propos de mon mariage qu'on dépense tout cet esprit-là! Mais, reprit-il, resterons-nous comme cela?.. Fi donc! la mariée est en négligé… et moi!.. palsambleu! je fais honte!.. je ne suis pas coiffé… mes manchettes sont fripées…
– La toilette du marié! la toilette du marié!.. crièrent ces dames en accourant.
– Et celle de la mariée, morbleu! ajouta le bossu; n'ai-je pas entendu parler d'une corbeille?..
Nivelle et Cidalise étaient déjà dans le boudoir voisin… On les vit bientôt reparaître avec la corbeille. Dona Cruz prit la direction de la toilette.
– Et