L'Anticléricalisme. Faguet Émile. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Faguet Émile
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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ou plutôt ceci que Platon, Zénon, Cicéron et Sénèque ont existé, a eu une extraordinaire influence sur le bourgeois lettré ou à demi lettré du XVIe siècle.

      Il s'est formé ainsi un état d'esprit, sinon général, du moins assez répandu, qui était à base de scepticisme ou qui acceptait le scepticisme comme un de ses éléments. La Réforme et la Renaissance n'ont aucunement créé l'esprit irréligieux en France; elles l'ont libéré, elles l'ont dégagé, elles lui ont donné occasion et raison de se manifester et de se déclarer plus ou moins. Il était latent, il est devenu découvert; il était subconscient, il a pris conscience de lui; il était amorphe, et il a pris une certaine forme. C'est à partir de ce moment qu'il faut le considérer dans ses traits généraux.

      Le Français est irréligieux ou peu religieux d'abord en raison d'une de ses qualités, et c'est à savoir parce qu'il a l'esprit clair et le goût de la clarté. Religion et clarté ne sauraient aller ensemble, puisque la religion est surtout et peut être avant tout le sens du mystère. Or le sens du mystère est chose qui n'est pas très souvent connue du Français et qui presque toujours ne laisse pas de lui paraître assez ridicule. Le Français croit avoir tout dit, quand il a dit: «je ne comprends pas», et c'est une chose qu'il dit extrêmement vite. Le mot galimatias exerce sur le Français un ascendant extraordinaire et il l'applique avec une incroyable facilité.

      Les esprits, je parle même des grands, qui ont eu, et tout de suite, sur le Français une grande influence, sont ceux qui sont prompts, vifs et clairs. C'est Montaigne, c'est Molière, c'est Voltaire. La moitié, au moins, de l'empire exercé par Descartes et de la grande fortune qu'il a faite si vite est due à ceci qu'il a donné pour criterium du vrai l'évidence, c'est-à-dire la vision claire de quelque chose. Tout le monde s'est écrié: «A la bonne heure!» Vico s'est beaucoup moqué de «l'évidence» de Descartes. Il n'a pas si grand tort. Quand on a un peu réfléchi on s'aperçoit qu'il n'y a qu'une chose qui soit évidente, c'est que rien n'est évident. Descartes a dit (au moins la foule l'a entendu ainsi): «Ce qui est vrai, c'est ce qui est clair.» Notre meilleur professeur de philosophie de l'École normale, en présence d'un de ces systèmes qui en deux mots rendent compte de tout, disait doucement: «Oui, oui;… c'est trop clair pour être vrai.» Il n'était pas très cartésien ce jour-là.

      Remarquez-vous que le grand irréligieux et le grand immoraliste allemand, c'est Nietzsche sans doute que je veux dire, s'écrie avec l'accent du triomphe, quelque part: «Enfin nous devenons clairs!» – et ailleurs: «Ce peuple qui se grise de bière et pour qui l'obscurité est une vertu.» Il y a un très grand sens dans ces boutades. Ce que Nietzsche sait bien, c'est que la passion de la clarté est une chose excellente contre la religion, contre la métaphysique et même contre la morale; et c'est encore que ne pas avoir horreur de l'obscurité peut être favorable à ces choses exécrées et à ces états d'esprit jugés funestes.

      La vérité est que le criterium de l'évidence et le criterium de la clarté ne s'appliquent pas à tout objet. La vérité est qu'il y a des choses qui se comprennent lumineusement et qu'il y en a d'autres qui s'entendent aussi, mais qui ne peuvent pas se démêler dans une lumière si éclatante. Le plus beau mot de Hégel est celui-ci: «Il faut comprendre l'inintelligible… Eh oui! Il faut le comprendre comme inintelligible.» Oui, encore il faut s'en rendre compte au moins ainsi; et non pas l'exclure de tout examen et de toute préoccupation parce qu'il n'est pas clair. Qu'il ne soit pas objet de connaissance, nous le voulons bien, et nous l'appellerons, si l'on veut, l'inconnaissable; mais qu'il ne soit pas objet d'étude, c'est ce que veut le principe de l'évidence, et c'est ce que nous ne pouvons pas vouloir.

      Les choses qui sont claires, on les constate, et les choses qui ne sont pas claires, on en raisonne. De ce qu'il entre de l'hypothèse dans un raisonnement, cela prouve qu'on n'a pas fait le tour de son objet; cela ne prouve pas qu'il ne fallût pas même essayer de raisonner sur cet objet. De ce que l'on comprend l'inintelligible comme inintelligible, ne concluez pas qu'on a eu tort d'essayer de le comprendre; on a très bien fait d'essayer de savoir ce qu'il fallait en penser; et en penser quelque chose, sans doute ce n'est pas le connaître, mais encore c'est l'ignorer moins.

      La métaphysique est un devoir de l'homme envers soi-même, du moins de l'homme cultivé. Elle consiste à mesurer les forces de son esprit et à chercher où est le point (qui n'est pas le même pour tous les hommes) où précisément l'évidence cesse; et où est le point (qui n'est pas le même non plus pour tous les hommes) où la probabilité cesse aussi et où l'hypothèse commence à être, non plus rationnelle, mais tout imaginative. Oui, c'est vraiment un devoir pour l'homme cultivé de faire cet effort et cet essai.

      Et il est bien certain que celui-ci ne les fera point qui se sera juré de ne pas faire un pas au delà de la pleine clarté et de l'évidence éblouissante. Je n'ai pas besoin de dire que si Descartes a fait ce serment, il s'est bien donné de garde de le tenir. Mais, pour y revenir, c'est précisément ce serment que les Français, d'ordinaire, même quand ils ne l'ont pas fait, tiennent toujours. Le clair, le très clair, le clair tout de suite, ils ne veulent pas sortir de cela, et, à plus forte raison, ils ne veulent pas s'en éloigner. Il y a en France comme un préjugé contre le complexe, aussi bien en philosophie qu'en politique. Le Français a même à cet égard comme un flair particulier, comme un sixième sens. Il sait d'avance que vous allez n'être pas clair ou que vous vous engagez dans une voie au bout de laquelle vous ne le serez pas. Il vous fait des procès de tendances à l'obscurité. Que peut-il cependant savoir d'avance en cela? Cette clarté, qu'il aime tant, ne va-t-il pas la trouver à la fin du raisonnement que vous commencez et, à se dérober, ne reste-t-il pas dans l'obscur au lieu d'aller vers la lumière? N'importe. Il se défie extrêmement et il ne s'embarque pas vers une plus grande clarté, de peur d'abandonner la demi-clarté où il est, ou croit être.

      Au fond, il y a en cela une énorme paresse d'esprit. Rien n'est plus éloigné du Français que cette passion que s'attribuait Renan, que cette inquiétude, qui, la vérité étant trouvée, la lui faisait chercher encore. Le Français aime ne pas chercher, avant même d'avoir trouvé quelque chose. Il fait du bon sens un cas énorme, du bon sens, qui n'est pas une mauvaise chose, à la condition qu'il ne soit pas le nom que l'on donne à la nonchalance. Le bon sens est précisément cette demi-clarté dont se contente le Français en l'appelant évidence et en déclarant qu'il n'y a pas lieu de chercher et de tracasser au delà. Personne, sur la terre, plus vite que le Français, ne dit: «Il est évident que»… et: «cela tombe sous le sens.»

      Les métaphysiques et les religions lui sont donc des ennemies naturelles, puisqu'elles essayent de sonder les grands mystères, c'est-à-dire tout simplement les questions les plus générales, et d'en donner ou une explication ou une vue.

      Quelquefois – et c'est cela qui a bien trompé Auguste Comte – quelquefois le Français semble donner dans la métaphysique. Mais ce n'est que parce qu'il croit que la métaphysique va détrôner la religion, la détruire et – tant elle la détruira – la remplacer. Alors il s'échauffe pour une métaphysique laïque de tout son cœur ou plutôt de toute son humeur antireligieuse. Mais ce beau feu ne se soutient pas, et cette «période métaphysique», dont Auguste Comte faisait une époque de l'humanité, un âge du genre humain, a bien duré pour nous un siècle et demi tout au plus.

      Ce beau feu métaphysique s'éteint très naturellement, parce que le Français s'aperçoit assez vite que sa chère clarté ne se trouve pas plus dans les métaphysiques que dans les religions et ne saurait s'y trouver, pour cette raison suffisante qu'une religion n'est qu'une métaphysique organisée, et qu'une métaphysique n'est qu'une religion en devenir; et que, sauf cette différence, elles sont même chose, ayant exactement les mêmes objets. En conséquence, le Français renvoie la métaphysique au même lieu d'exil où il avait relégué la religion, et dit de celle-là comme de celle-ci: «Tout cela n'est pas clair et donne beaucoup de peine à comprendre»; ce qui est très vrai.

      Notez ceci que les religions, comme, du reste, les métaphysiques, mais plus peut-être, parce qu'elles passionnent davantage, ne gagnent pas en clarté à mesure qu'elles durent, mais, au contraire, s'enfoncent dans l'obscurité, parce qu'elles s'expliquent sans cesse, et finissent par s'ensevelir sous les commentaires. Elles brillent, en leurs commencements, de la lumière éclatante d'un principe