Barnabé. Fabre Ferdinand. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Fabre Ferdinand
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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faciles, j’en conviens; il n’en est pas moins vrai que les quêtes des ermites aux portes, où ils paraissent maintes fois dans un état complet d’ivresse, est quelque chose de profondément lamentable. Et sans aller plus loin, ce matin même, avant ton arrivée, le Frère de Saint-Raphaël, Barthélemy Pigassou, s’est présenté ici chancelant déjà et la langue embarrassée.

      Barnabé ne sut réprimer un éclat de rire. Mon père, presque offensé, le toisa dédaigneusement.

      – Auriez-vous quelque intérêt à m’interrompre? lui dit-il. Peut-être, à l’endroit de la bouteille, vous sentez-vous la conscience un peu chargée?

      – Et quel mal y a-t-il à s’oublier devant son verre, quand le vin est bon? riposta cyniquement l’ermite. Il me semble qu’en ce moment vous ne jetez pas votre café sous la table, vous… Écoutez donc, il faut passer quelque chose à ces pauvres Frères, qui nettoient les ermitages, invitent MM. les curés à dîner le jour des processions, versent dans leurs mains tout l’argent des troncs pour des messes…

      – Tout? interrompit mon père avec une vivacité pleine de malice.

      – Oh! quand même quelques piécettes s’arrêteraient au bout des doigts de ces pauvres Frères, interjeta M. Anselme Benoît. L’argent est si poisseux! c’est de la glu…

      – Pour moi, s’écria Barnabé, dont le teint du rouge passa à l’écarlate, je jure…

      Et il tendit ses deux mains jointes vers mon oncle.

      – Que voulez-vous? ajouta méchamment M. Anselme Benoît, on a un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier, et il faudra bien l’établir, «quand son heure sera venue…»

      Mon oncle crut le moment arrivé de rompre les chiens sur un sujet qui allait s’envenimant de plus en plus. Que n’avait-il pas à redouter de la brutalité de son ermite, si on le poussait à bout! Il posa sa serviette sur la table et se leva.

      – Allons-nous voir M. le docteur Barascut? demanda-t-il au médecin des Aires. Voici l’heure de sa consultation, je crois.

      M. Anselme Benoît se mit debout.

      Au moment où l’officier de santé sortait de la salle à manger sur les traces de mon père et de mon oncle, en train de descendre déjà l’escalier, Barnabé l’arrêta; puis, lui plantant son poing fermé sous le nez:

      – Priez Dieu, lui murmura-t-il, de ne jamais sentir mes caresses sur vos os.

      M. Anselme Benoît haussa les épaules et sortit.

      Ma mère à son tour se retira, et nous restâmes seuls, Barnabé et moi.

      – A-t-on jamais vu, s’écria l’ermite, ne jugeant plus à propos de contenir sa fureur, a-t-on jamais vu, me traiter de cette façon? Ne dirait-on pas à l’entendre, ce médecin de malheur, qu’il m’a surpris comme ça faufilant la main dans le tronc de Saint-Michel? Oui, j’ai six mille francs, peut-être sept, au fond d’un sac; oui, je les ai, et ils ne doivent rien à personne, ni au bon Dieu particulièrement… Vois-tu, mon pétiot, on est jaloux, aux Aires, de savoir qu’un jour Félibien aura dans une grande ville, à Bédarieux ou à Béziers, un magasin rempli de pendules et de montres en or, à l’exemple de M. Briguemal. Raison pourquoi les méchantes langues voudraient insinuer… Quand je songe pourtant que je lui ai rendu mille et mille services, à cet Anselme Benoît, lequel a le front de se faire appeler monsieur gros comme le bras, encore que son père fût vannier et tressât des corbeilles dans les oseraies de l’Orb côte à côte avec le mien. Quelle pitié, Seigneur du ciel, quelle pitié!.. Enfin, qu’il me charge derechef, quand j’irai pour mes quêtes dans la montagne, de lui emporter des drogues à ses malades, c’est moi qui lui flanquerai ses fioles à la figure. Puisque je suis un voleur, va-t’en administrer toi-même les remèdes à tes pratiques, et ne leur vole pas leur argent, honnête homme que tu es!..

      Il s’assit, épongeant son front qui ruisselait.

      – J’ai tous les sens tournés, barbouilla-t-il, et il ne faudrait pas qu’en ce moment un ennemi me tombât sous le bourdon.

      Abandonnant le Frère à ses déportements, j’avais ouvert la fenêtre. Il me semblait que les tambours, dont tout à l’heure j’avais perçu le premier bruit, se rapprochaient et qu’ils battaient le rappel. Je ne me trompais pas. Au bout de la rue de la Digue, une foule énorme rassemblée m’annonçait, sur ce point, la présence des comédiens. Tout à coup la multitude des curieux, qui formait un cercle compacte, s’entr’ouvrit et, dans l’écartement des groupes, apparurent les Catalans. Ils s’avancèrent vers notre maison, lentement, menant en laisse toutes espèces de bêtes muselées.

      – Barnabé! Barnabé! appelai-je.

      Le Frère lâcha M. Anselme Benoît, qu’il retenait entre ses dents, et sur mon invitation prit place à la fenêtre à côté de moi.

      Les meneurs d’animaux marchaient toujours dans une tourbe de gamins, les uns gambadant, les autres regardant ahuris. Ces hommes allaient gravement, solennellement. Leur mine avait une expression sévère, presque terrible, contractée sans doute dans l’exercice de leur affreux métier. La bête, avec laquelle ils vivaient depuis trop longtemps, avait laissé je ne sais quel reflet féroce sur leurs traits amaigris et durs. Une large ceinture écarlate ceignait leurs reins souples, nerveux, et, jusque vers le milieu de leur dos rebondi, retombaient les pompons d’une longue bonnette de laine bleue.

      – La comédie sera belle! soupira Barnabé, quand les Catalans défilèrent sous nos yeux… Est-ce possible? ajouta-t-il avec enthousiasme, un taureau de la Camargue, deux loups, trois ânes et une hyène!

      – Cette bête hérissée, c’est une hyène?

      – Oui, une hyène, une vraie. Ça ne vient pas dans nos pays, ce bétail.

      – Et où ça vient-il?

      – Dans les Afriques… Tu sais, les Afriques où les armées de la France se battent avec les Bédouins. Quand il était soldat, mon Félibien a bataillé dans ces contrées. C’est un luron, celui-là!

      Les Catalans avaient disparu, gagnant le Planol par la rue du Vignal.

      – Eh bien? demandai-je à l’ermite, en proie à toutes les angoisses et à toutes les sueurs.

      – Chut! me fit-il portant un doigt à ses lèvres.

      Puis à voix basse:

      – Descends doucement l’escalier, pareillement à un chat qui va faire un mauvais coup. Une fois dans la rue, tu t’en iras en avant, n’ayant l’air de rien, surtout tu ne courras pas. Il ne faut point laisser croire que nous nous échappons. Moi, je te suivrai, mais à distance… Je m’arrêterai même à deux ou trois portes, tout comme si je pratiquais mes quêtes, à l’habitude. Tu m’attendras à l’entrée de la rue du Vignal. S’il le fallait, il y a là de grands platanes, tu pourrais te cacher derrière les troncs qui sont énormes… Je te rejoindrai…

      – Et alors? interrompis-je le cœur palpitant d’espoir.

      – Alors, fillot, nous irons voir si la hyène des Afriques a les dents et les griffes aussi bien établies que les chiens du pays cévenol.

      – Vous me mènerez à la comédie, Barnabé?

      – Je t’y mènerai, mon garçonnet, tout droit comme mon bourdon.

      – Et mon oncle?

      – S’il vit, c’est à moi qu’il le doit. Il fermera les yeux sur cette comédie du Planol, comme il l’a fait sur tant d’autres menues escapades. Je ne suis pas un saint, moi, à l’exemple de Laborie… Allons, pars!

      Ce qui fut dit fut fait.

      V

Mon oncle prend le parti d’acheter une calotte neuve

      Cependant il était écrit que mon engouement tout à fait désordonné pour les Frères libres de Saint-François, lesquels