Abou-’l-Bassâm fut fort étonné en voyant entrer chez lui ce proscrit qu’il croyait à cent lieues de Cordoue. «Soyez le bienvenu, lui dit-il en le faisant asseoir à ses côtés; mais d’où venez-vous et où avez-vous été pendant tout ce temps?» Le faqui lui raconta alors avec quel dévoûment le juif l’avait caché; après quoi il ajouta: «Je suis venu chez vous pour vous prier d’être mon intercesseur auprès de cet homme118. – Tenez-vous assuré, lui répondit le vizir, que je ferai de mon mieux pour vous faire amnistier. Ce ne sera pas bien difficile, au reste, car le sultan regrette d’avoir été si sévère. Restez cette nuit dans ma demeure; demain j’irai chez le prince.»
Parfaitement rassuré par ces paroles, Tâlout dormit cette nuit-là du sommeil du juste. Il était loin de soupçonner que son hôte, qui l’avait accueilli avec tant de bienveillance et qui lui avait fait les promesses les plus propres à le tranquilliser sur l’avenir, eût conçu l’idée de le trahir et de le livrer au prince. Telle était pourtant l’intention que nourrissait cet homme dissimulé et perfide, lorsqu’il se rendit au palais le lendemain matin, après avoir pris les mesures nécessaires afin de rendre impossible l’évasion du faqui. «Que pensez-vous, dit-il au prince avec un malin sourire, d’un bélier gras qui n’aurait pas quitté le ratelier depuis un an?» Ne cherchant pas de finesse à ce que le vizir venait de dire, Hacam lui répondit gravement: «La viande gavée est lourde; je trouve plus légère et plus succulente celle d’un animal qu’on a laissé paître en liberté. – Ce n’est pas là ce que je veux dire, continua le vizir; je tiens Tâlout dans ma maison. – Vraiment! et par quel moyen est-il tombé en ton pouvoir? – Par quelques paroles bienveillantes.»
Alors Hacam donna l’ordre qu’on amenât Tâlout. Celui-ci, au moment où il entra dans la salle où se tenait le monarque, tremblait de peur. Pourtant Hacam n’avait pas l’air courroucé, quand il lui dit d’un ton de doux reproche: «Sois de bonne foi, Tâlout; si ton père ou ton fils avaient été assis sur le trône que j’occupe, t’auraient-ils accordé autant d’honneurs, autant de faveurs que moi? Toutes les fois que tu as imploré mon assistance pour toi-même ou pour d’autres, n’ai-je pas apporté tout le zèle possible à te donner satisfaction? Combien de fois, pendant ta maladie, ne t’ai-je pas visité en personne? A la mort de ta femme, n’ai-je pas été te prendre à la porte de ta maison? N’ai-je pas suivi, à pied, son convoi depuis le faubourg? Après la cérémonie, ne t’ai-je pas reconduit, à pied, jusqu’à ta demeure?.. Et voilà ma récompense!.. Tu as voulu souiller mon honneur, profaner ma majesté; tu as voulu verser mon sang!»…
A mesure que le monarque parlait, Tâlout s’était rassuré, et à présent qu’il se tenait convaincu que sa vie n’était pas en péril, il avait repris son assurance et son audace habituelles. Hacam avait cru l’émouvoir; mais Tâlout, nullement attendri et trop orgueilleux pour s’avouer ingrat et coupable, lui répondit avec une sécheresse hautaine: «Je ne puis mieux faire que de vous dire la vérité: en vous haïssant, j’ai obéi à Dieu; dès lors tous vos bienfaits ne vous servaient de rien.»
A ces paroles, qui ressemblaient à un défi, Hacam ne put réprimer un mouvement de colère; mais se maîtrisant aussitôt, il reprit avec calme: «En ordonnant de t’amener ici, je repassais dans ma mémoire tous les genres de supplices, pour choisir le plus cruel à ton usage; mais à présent je te dis: Celui qui, à ce que tu prétends, t’avait ordonné de me haïr, il m’ordonne, à moi, de te pardonner. Vis et sois libre, sous la garde de Dieu! Tant que durera mon existence, je te le jure par le Tout-Puissant, tu seras, comme autrefois, entouré de faveurs et d’hommages… Plût à Dieu, ajouta-t-il en soupirant, que ce qui s’est passé n’eût point eu lieu!»
Etait-il possible de faire sentir au théologien avec plus de délicatesse et de douceur, que Dieu ne commande jamais la haine? Pourtant Tâlout feignit de ne pas comprendre la leçon qu’il venait de recevoir; peut-être même l’orgueil était-il trop enraciné dans son âme de bronze pour qu’il pût la comprendre. Sans prononcer un mot de remercîment, il ne répondit qu’aux dernières paroles du prince. «Si ce qui s’est passé n’eût point eu lieu, dit-il, ce serait mieux pour vous»… C’était menacer le monarque d’un terrible châtiment dans l’autre vie; mais Hacam, quoique convaincu que le droit était de son côté et non de celui des faquis, avait l’intention bien arrêtée de garder son sang-froid jusqu’au bout, et, feignant de ne pas avoir entendu ce que Tâlout venait de dire: «Où donc, reprit-il, Abou-’l-Bassâm s’est-il emparé de ta personne? – Ce n’est pas lui qui m’a pris, répondit Tâlout; c’est moi qui me suis mis entre ses mains. J’étais venu le trouver, au nom de l’amitié qui nous avait unis. – En quel endroit as-tu vécu pendant cette année-là? – Chez un juif de la ville.» Alors, s’adressant à Abou-’l-Bassâm, témoin muet de cet entretien, Hacam lui dit avec une profonde indignation: «Eh quoi! un juif a su honorer, dans un homme qui professe une religion autre que la sienne, la piété et la science; il n’a pas craint, en lui donnant asile, d’exposer à mon ressentiment sa personne, sa femme, ses enfants, sa fortune; et toi, tu as voulu me replonger dans des excès que je regrette. Sors d’ici, et que jamais ta présence ne souille mes regards!»
Le perfide vizir fut disgracié. Tâlout, au contraire, ne cessa, jusqu’à sa mort, de jouir des bonnes grâces de Hacam, qui daigna honorer son convoi de sa présence119.
Ainsi Hacam, impitoyable pour les laboureurs du faubourg comme il l’avait été auparavant pour les citoyens de Tolède, ne l’était pas pour les faquis. C’est que les uns étaient Arabes ou Berbers, et que