Après les cygnes? Ne craignez rien, je n'y courrai de ma vie, ni le cher abbé Galiani non plus; il s'est amusé à les agacer, ils l'ont pris en grippe, et d'aussi loin qu'ils l'aperçoivent, ils s'élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, le bec entr'ouvert, et poussant des cris; il n'oserait approcher du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien de Mme d'Épinay, qui n'a pas son pareil pour l'esprit et la gentillesse; c'est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons pas qu'il vive. Ces cygnes ont l'air fier, bête et méchant, trois qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du parc de Versailles qu'ils étaient hauts, droits et minces, et l'abbé Galiani ajoutait: comme les courtisans. L'abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants; c'est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d'Épinay que si l'on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter l'histoire du porco sacro. Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le soin possible d'elle et de ses pourcelets; trop heureux celui qu'elle a honoré de ses couches! Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un; cet assassinat fit grand bruit; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d'être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds; et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d'eux présenta le goupillon au commissaire; le commissaire aspersa, se mit à genoux, fit sa prière et demanda qui est-ce qui était mort? On lui répondit: «Un de nos camarades, honnête homme; c'est une perte. Voilà le train des choses du monde; les bons s'en vont et les méchants restent.» Mais je n'ai pas le courage d'achever. Ce n'est pas moi, c'est l'abbé qu'il faudrait entendre. Le fond est misérable en lui-même, mais il prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et même quelquefois de morale.
C'est lui qui m'a amené ici Nous y attendons Saurin, qui n'est pas encore venu; cela me fait craindre que Mme Helvétius ne soit fort mal; elle a quitté la campagne pour faire ses couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d'une fièvre putride. C'est une femme très-aimable, qui s'est fait un caractère qui l'a affranchie au milieu de ses semblables, toutes esclaves. Saurin m'a consulté sur le plan d'une pièce. Je l'ai renversé d'un bout à l'autre. M. Grimm et Mme d'Épinay disent que ce que j'ai imaginé est de toute beauté, mais que personne n'en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à mort pour avoir trop bien défendu leur ville, briguer l'honneur de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal sort; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui que le sort a condamné; imaginez que celui qui tient le casque d'où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu'on en doit tirer six, et qu'après qu'on en a tiré cinq, il se condamne lui-même et dit: Le sixième est le mien, sans qu'on puisse jamais lui faire changer d'avis81. Imaginez ce que deviennent sa femme, sa fille, qui sont présentes. Ô Voltaire! vous qui savez à présent l'effet de ces tableaux, vous n'auriez garde de vous refuser à celui-là.
Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise que je vous aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous en dire un mot? C'est, mon amie, qu'il arrange si bien ses voyages, qu'il sort de la Chevrette au moment que j'y arrive. En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de sa maîtresse, il ne s'y prendrait pas autrement. Vous concevez bien que je plaisante: il est trop honnête pour avoir cette vue, et je le suis trop, moi, pour qu'elle lui réussît quand il l'aurait. Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu'on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l'amitié; et je ne sais quand l'amour trouve le sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. Je lui avais trouvé l'air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé le sujet. «C'était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, vous êtes trop heureux tous les deux d'être sensibles au bout de quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près? Vous en êtes donc comme au premier jour? Eh! mes amis, tâchez de n'épouser jamais. » L'après-dîner, nous nous sommes encore promenés, lui et elle, Mme d'Houdetot et moi J'oubliais de vous dire que j'avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j'en avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. Mme d'Houdetot fait de très-jolis vers; elle m'en a récité quelques-uns qui m'ont fait grand plaisir. Il y a tout plein de simplicité et de délicatesse. Je n'ai osé les lui demander; mais si je puis lui arracher un hymne aux tétons qui pétille de feu, de chaleur, d'images et