Au bord de la Bièvre. Alfred Delvau. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Alfred Delvau
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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la maison paternelle, – le nid où nous fûmes couvés cinq et d'où nous prîmes notre vol, dispersés par les orages vulgaires de l'existence, les plumes à peine poussées, – si cette chère maison n'est plus, chère patrie de nos premiers jours et cher témoin de nos premières joies comme de nos premières douleurs, il me reste au moins son souvenir où je puis me réfugier de temps en temps, quand il fait froid et noir dans ma vie de tous les jours. Aux secousses et aux gros temps de l'heure présente, j'ai à opposer le calme et le ciel bleu des premières heures de ma vie. Dante a eu tort de dire «qu'il n'est pas de douleur plus vive que celle de se rappeler dans les malheurs les jours de la félicité,» – et surtout de mettre ces paroles amères dans la bouche de Francesca di Rimini et dans le chant V; car l'aurore égaie le crépuscule de ses reflets, le printemps réchauffe l'automne de ses tièdes et doux rayons. Bonne et ravissante chose, au contraire, que ces souvenirs-là. Ils vous font millionnaire au milieu de la misère!..

      Je n'ai point encore terminé ce speech auquel je pourrais donner le même titre que celui donné à sa harangue par Cicéron, bourgeois d'Arpinum, panégyriste de Marius, puis de Sylla, avocat bavard, roturier infidèle à son origine. C'est, en effet, un discours pro domo meâ!

      Pour ma maison! pour ma pauvre et chère rivière de Bièvre, – qui baignait son escalier!

      Ah! cette rivière roule une eau fangeuse, noire, rouge, impossible, je le sais. Ses bords sont garnis de détritus et de débris d'animaux, c'est un égoût découvert, je le sais toujours! Mais ce que je sais aussi c'est que, pour moi, cette petite rivière a toute la poésie et le charme d'un ruisselet à l'onde cristalline, se jouant sous le soleil à travers les roseaux. C'est que, pour moi, qui l'aime, elle vaut la Voulzie qu'aimait tant Hégésippe Moreau.

      Mme de Staël ne préférait-elle pas son ruisseau de la rue du Bac au splendide lac de Genève?..

      Je me souviens qu'enfant je passais des heures entières, assis les jambes pendantes, sur la berge, à écouter le fracas des marteaux et des fouloirs et à regarder les rats nombreux sortir de leurs trous, traverser l'eau et se livrer, sur l'un et l'autre bord, des combats très-intéressants. Je n'avais pas lu encore la Batrachomyomachie du vieil Homère, et je devinais qu'il y avait à faire un poëme burlesque, plein d'attrait, avec un combat de rats et de grenouilles.

      Je me souviens aussi que tous les ans, aux vacances, je construisais une petite galiote en carton, je la bourrais de friandises et de fleurs et je la livrais tout joyeux et tout haletant aux caprices de l'eau de la Bièvre. Pourquoi? Je n'en sais rien. Les habitants des îles Maldives lancent tous les ans un petit vaisseau chargé de parfums, de gomme et de fleurs, comme une offrande à la mer. Je faisais peut-être mon offrande à la Bièvre. Les enfants sont aussi superstitieux que les sauvages.

      Je me souviens encore que, – toujours sur les bords de cette affreuse rivière que j'aime tant, – il y avait un grand chantier qui aboutissait là d'un côté et de l'autre à la rue Fer-à-Moulin, à deux pas du cimetière Sainte-Catherine, qui est aujourd'hui l'amphithéâtre de Clamart.

      Ce grand chantier était, à l'époque dont je parle, – complétement abandonné, chose rare dans une ville où il n'y a pas un pouce de terrain inoccupé, où l'on plante des maisons lorsqu'on devrait planter des arbres, et surtout dans un quartier industriel où l'usine et les métiers ont besoin de toutes les places disponibles, et même de celles qui ne le sont pas.

      Quoi qu'il en soit, à cette époque, ce vaste chantier était complétement abandonné. L'herbe y croissait, épaisse et drue en beaucoup d'endroits, rare et pelée en beaucoup d'autres où broutaient deux ou trois chèvres. Parmi ces herbes, tapis charmants pour les ébats printaniers, plancher facile aux rondes enfantines, – croissaient en abondance toutes ces plantes parasites qui poussent n'importe où et entre n'importe quoi, la folle avoine, la bardane, les chardons et la laitue que les anciens appelaient la viande des morts, parce qu'elle croît en effet très-volontiers dans les cimetières.

      L'été, c'était un endroit charmant, à peine clos, où, – pendant le jour, – venaient s'ébattre, comme des moineaux-francs, des nuées de gamins tapageurs, et où l'on voyait

      «Bien des couples rêveurs qui le soir, à la brune,

      Se baisaient sur la bouche en regardant la lune…»

      Il y a peut-être des gens qui s'imaginent qu'on ne sait pas aimer, pas être jeune, pas être beau dans ce plébéien quartier Saint-Marceau. L'ubi amor, la patrie des cœurs, est partout, sous toutes les zônes, sous toutes les latitudes, sous tous les costumes. Le pays où l'on s'aime – pour recueillir des enfants, – ce pays adoré est tout coin de terre où il y a un brin de soleil, un brin de verdure, un brin de jeunesse et un brin de beauté.

      La chanson de Mignon est d'une mélancolie et d'une poésie touchantes:

      «Connais-tu la terre où les citronniers fleurissent —Kennst du das Land wo die citronen bluhen?– où, dans leur sombre feuillage, mûrissent les oranges dorées?..»

      Eh bien! cette chanson de Mignon se chante en français, en parisien, avec un accent faubourien même, sur les bords de la Bièvre! Seulement il n'y est plus question de citronniers ni d'oranges… Les amoureux qui la chantent parlent du pays empourpré, radieux, plein de promesses, où ils veulent aller, et ils y vont… Il est donc naturel qu'une fois de retour de ce pays des rêves – et des réalités, – ils le regrettent, comme Mignon; et y aspirent de nouveau, comme elle…

      Je te raconterai tout à l'heure mes premières amours avec une petite ouvrière de la filature des Cent-Filles, – amours chastes, innocentes et éphémères qui n'ont laissé dans mon cœur d'autre trace que celle laissée par certains parfums précieux au fond du vase qui les a contenus, même durant l'espace d'un éclair. On peut briser mon cœur en mille morceaux, – c'est aux trois quarts fait, puisqu'il est fêlé, – chacun de ses morceaux sentira encore l'amour, liqueur divine, que le ciel y a versée il y a seize ans!..

      Je n'en ai pas encore fini avec les puérilités de ce qu'on est convenu d'appeler le golden age, – un âge dont je voudrais bien avoir la monnaie aujourd'hui. Je n'en ai pas encore fini avec lui, et je ne m'en plains pas. Ces souvenirs-là, ridicules et ennuyeux pour les autres, me refont une jeunesse de quelques heures, me repeuplent la bouche de ses dents blanches, la tête de ses cheveux blonds, l'esprit de ses papillons, le cœur de ses niaiseries adorables. Que veux-tu? je m'arrête avec complaisance et tendresse sur ce temps où je n'étais encore qu'un petit bambin aux cheveux ébouriffés, où je faisais des ronds dans les puits, où je dénichais des oiseaux, où je faisais des accrocs à tous les endroits défendus de ma culotte, où je me faisais un nez postiche avec des gousses de tilleul, où je faisais des cocottes, où je jouais aux barres, au cheval fondu, à saute-mouton, à la bloquette, à la marelle…

      Ah! la marelle! T'en souviens-tu? Moi, je m'en souviens beaucoup.

      Toutes les fois que je jouais à la marelle, – dans ce vaste chantier si hospitalier à tous nos ébats, je ne sais plus trop comment je m'y prenais, mais je ramenais toujours mon palet dans l'espace réservé à l'enfer. Le moins qu'il pouvait m'arriver était d'entrer dans le purgatoire. Jamais je ne suis entré dans le paradis

      Je l'ai bien gagné pourtant.

      III

      Une histoire intéressante et triste à écrire, ce serait l'histoire de certaines phrases, la Genèse de certaines pensées qu'on rencontre dans certains livres.

      Souvent un mot est une larme cristallisée, une phrase est un sanglot figé. Un récit n'est souvent qu'un rideau derrière lequel se joue un drame, – le drame de la vie et des passions du poëte… On se demande rarement, – quand on lit, – pourquoi telle pensée vous a remué, pourquoi elle vous remue encore de temps en temps quand elle traverse votre souvenir. On ne sait pas quels chemins ont dû prendre le cœur et l'esprit d'un écrivain pour arriver à certaines conclusions. On ne le sait pas, on ne tient pas même à le savoir, parce qu'il faudrait lui en tenir compte. Et de fait le poëte, qui se respecte un peu, ne doit pas