– Je n'ai pas de courage, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi… Mais je frissonne en te voyant partir. C'est absurde. On ne devrait pas être comme ça. Embrasse-moi, mon ami, et va-t'en. Ton bataillon est en marche déjà. Plus tu attendras, plus tu auras de chemin à faire pour le rejoindre.
Cependant Pierre prenait son fusil dans un coin, il attachait son sabre, il inspectait sa musette. Françoise redevenait énergique pour sourire au moment des adieux à cet homme qu'elle adorait.
– As-tu bien tout ce qu'il te faut? demanda-t-elle. Montre-moi ta gourde. Bon: elle est pleine. Emporte le gros châle brun: les nuits sont encore fraîches. Allons, va, Pierre; ne t'expose pas trop. Va… va…
– Quel cœur tu as!
– Le cœur que tu m'as fait. Il est facile à une femme d'être une bonne compagne et une bonne mère, quand elle aime et quand elle est aimée.
Ils rentraient dans la chambre du petit blessé. Jacques s'était rendormi. Au moment de franchir la porte, l'ouvrier s'arrêtait une dernière fois. Il embrassait encore, ardemment, tendrement, cette superbe et vaillante créature qui lui donnait tous les trésors de son cœur et de sa beauté. Puis, tourné vers le lit, il envoyait un baiser à Jacques, n'osant pas s'approcher de son fils, craignant de troubler son sommeil.
– Embrasse-le aussi, dit tout bas Françoise attendrie. Il est si faible le pauvre petit! Ce n'est pas ton baiser qui l'éveillera…
Alors, cet homme rude et brave marchait sur la pointe des pieds, se faisant petit, discret, pour son cher malade. Jacques dormait, comme à l'arrivée du docteur Borel et de M. Grandier, souriant à quelque songe délicieux, avec le calme bien-être des convalescents. Son fin visage, légèrement ombré par ses cheveux blonds, disparaissait à demi dans les blancheurs de l'oreiller. Pierre contemplait sa femme et son fils: les deux seules tendresses de sa vie. Il les quittait pour ne les revoir jamais, peut-être. Et maintenant, les sinistres pressentiments de Françoise l'envahissaient, hantant son cerveau, troublant son esprit. Il se répétait tout bas les sages conseils de M. Borel. S'il se trompait, après tout? Si son devoir ne lui commandait pas d'aller se battre? Si les gens de Paris avaient tort, et raison ceux de Versailles? Toutes les hésitations qui torturent le cœur d'un honnête homme remuaient en lui. Où était le devoir? Dans sa famille, ou sur le champ de bataille? Il chassait vite ces idées. Est-ce qu'il ne le connaissait pas, son devoir? Et depuis quand reculait-il au moment de l'accomplir? Il ne pouvait pas être dans l'erreur, depuis tant de semaines que sa conscience l'approuvait.
Doucement, il se penchait vers l'oreiller, et embrassait Jacques sur le front. Puis, s'éloignant du lit, sur la pointe des pieds, il faisait signe à Françoise de le suivre.
– S'il m'arrivait malheur, murmura-t-il d'une voix altérée, jure-moi que tu en ferais un homme.
– Ah! je te le jure!
Et comme s'il craignait de ne pouvoir résister à la lâcheté de sa tendresse, Pierre se précipita au dehors.
II
Au bout de deux heures, Jacques s'éveilla.
– Père est parti, maman?
– Oui, mon chéri.
– Moi qui voulais lui dire adieu!
– Il t'a embrassé pendant que tu dormais.
Françoise regardait son fils, laissant glisser son ouvrage sur ses genoux. Certes, la santé lui reviendrait bien vite. Mais quelle pâleur sur ses joues! comme il souriait tristement, lui toujours si gai!
– Ne parle pas trop, reprit-elle. Tu ferais mieux de lire. Veux-tu que je te donne le livre de Mlle Aurélie?
– Merci, maman. J'aimerais mieux Aurélie que son livre. Elle est si amusante!
– Je vais la chercher, répliqua Françoise, heureuse de satisfaire le caprice de son fils.
Mlle Aurélie Brigaut, une brunisseuse, demeurait porte à porte. Rousse, assez galante, jolie fille, très gaie, elle riait toujours, peut-être pour montrer ses dents blanches. Aurélie aimait bien Mme Rosny, mais elle raffolait de Jacques.
– Ah! s'il avait cinq ou six ans de plus! disait-elle parfois en soupirant.
Elle n'affectait pas de pruderie méchante, pas de vertu poseuse. Bonne enfant, elle choisissait ses amours par caprice, et non par intérêt. Ces amours-là changeaient souvent: voilà tout. Elle arriva bien vite auprès du gentil malade.
– Mme Rosny m'a dit que vous me demandiez? Voilà qui est bien. C'est une bonne idée. Savez-vous ce que j'ai fait? J'ai envoyé votre mère se promener. Elle ne voulait pas; elle se défendait. Je n'ai pas entendu raison. Elle a besoin de prendre un peu l'air, cette femme. Pourquoi resterait-elle là, puisque je suis auprès de vous? Il est joli comme tout, dans son lit blanc, avec ses yeux… Oh! quels yeux!..
Elle riait et c'étaient des fusées de gaieté frissonnante, qui ragaillardissaient Jacques et lui faisaient du bien.
– Racontez-moi les histoires du quartier, mademoiselle Aurélie, disait-il.
Les potins commençaient à n'en plus finir. Les histoires de celui-ci ou de celle-là: surtout les amours de la petite modiste, qui faisait la vertueuse. Mlle Aurélie ne pouvait pas la souffrir, cette petite modiste! Une pimbêche! Si elle voulait raconter tout ce qu'elle savait… Mais il ne faut pas être mauvaise. Tout en ne voulant pas être mauvaise, la brunisseuse s'en donnait à cœur joie et mordait tant qu'elle pouvait. Quand on a de si belles dents!.. Jacques riait. Elle s'amusait de le voir rire, ce pauvre petit si brave, et qui revenait de si loin. A son tour, il lui racontait l'aventure du matin, la visite de M. Grandier. Jacques avouait à son amie sa joie et son orgueil. Le fameux savant prédisait qu'il serait un grand artiste. Et il ajoutait avec une flamme dans les yeux:
– Voyez-vous ça! un grand artiste, moi!
Aurélie prenait une mine coquette.
– Qu'est-ce que vous ferez quand vous serez célèbre, Jacques?
L'enfant restait une minute rêveur, les yeux perdus dans le vide.
– De belles œuvres, mademoiselle Aurélie! Je serai si heureux que ma pauvre maman soit fière de moi! Oh! je travaillerai… Pas un ne travaillera comme moi. Je sais bien que la vie est dure, quand on est artiste et qu'on n'a pas le sou. N'importe, rien ne me découragera. J'ai écouté souvent ce que racontait Bersier le graveur, mon premier maître. C'est lui qui m'a appris à dessiner. Voilà son opinion, à Bersier: Dans la vie on fait ce qu'on veut. Les savants ont inventé un tas de machines: la vapeur, l'électricité. Il paraît que la volonté, c'est plus fort que tout ça! Jugez un peu si elle me manquera! C'est si beau, de voir son rêve prendre vie; de regarder un bloc de glaise et de se dire: «Je tirerai peut-être de cette terre informe une statue immortelle!»
La gaieté de ses seize ans reprenait le dessus; il ajoutait avec son rire argentin de gamin de Paris:
– Non! ce serait trop drôle! Immortel, moi! Moi, fils de Pierre Rosny, ouvrier compositeur, et de madame son épouse, modiste… C'est Michel-Ange qui ferait une tête!
Ils continuaient de rire, de plaisanter tous les deux, inventant de ces mots comme en inventent seuls les très jeunes gens, pour qui la vie est longue, et l'espérance féconde. Décidément, Mlle Aurélie le trouvait charmant, ce garçonnet, vif, gai, spirituel, en qui brillait tout à coup, par une échappée rapide, la flamme divine et inextinguible du génie. Elle aussi, comme le grand médecin, sentait dans ce fils d'artisan quelque chose de rare et de particulier. Dans son affection pour Jacques il entrait un peu de respect et beaucoup de tendresse.
Quelques minutes avant le dîner, Françoise revint, nerveuse, inquiète. Elle passa la soirée à travailler près de Jacques. Le malade s'endormit de bonne heure, gaiement bercé par ses rêves. Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Pierre. Mme Rosny ne s'inquiétait pas encore. Son mari ne lui disait-il pas avant de partir qu'il resterait peut-être deux jours absent?
Vers trois heures,