Mademoiselle de Bressier. Delpit Albert. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Delpit Albert
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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avait à peine connue, Faustine habitait ce château; d'abord seule, plus tard avec Nelly. Toutes deux s'y plaisaient plus qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue de Lille, occupé seulement pendant les rares congés du chef de la famille. Elles recevaient là une éducation solide, dirigée par une institutrice de premier ordre, Mlle Vaudois. La semence idéale germa différemment dans ces terres dissemblables. Nelly, paresseuse et indolente, travaillait parce que c'était le seul moyen de pouvoir s'amuser ensuite; Faustine, au contraire, aimait l'étude par goût, pour elle-même, pour les joies qu'elle en tirait. De très bonne heure, on fut frappé, autour d'elle, de son aptitude à saisir la plastique des êtres et des choses. Son goût pour le dessin se révéla, tout de suite, d'instinct, et se développa si rapidement que le général voulut qu'à dix ans elle eût un maître sérieux. Par une heureuse fortune, on lui recommanda un ancien prix de Rome, d'une grande habileté de main, d'une instruction solide, et chez lequel l'enseignement de l'École n'avait pu tuer l'originalité première. Quoiqu'il fût absolument dénué d'imagination, Joseph Cayron aurait fait sa trouée comme les autres, s'il n'eût été paralysé par une timidité invincible. L'artiste qui doute souvent de lui-même est fort; l'artiste qui ne croit jamais en lui est perdu. Il est voué à l'infécondité. Joseph Cayron était de ceux-là. Il admirait tellement son art qu'il en avait peur. Peut-être aussi manquait-il de cette vaillance d'esprit qui permet à un homme de n'apercevoir les obstacles que pour s'efforcer de les vaincre. Le peintre vit tant de médiocrités hissées sur le pavois, tant de vrais talents foulés aux pieds, qu'à sa timidité naturelle se joignit bien vite un incurable scepticisme.

      S'il ne pouvait créer des œuvres personnelles, il restait du moins un merveilleux initiateur aux œuvres des autres. Faustine crut en lui. Elle accepta docilement ses conseils impérieux. Car cet homme craintif n'admettait pas qu'on discutât l'Art. Il prononçait ce mot d'une voix légèrement emphatique, en clignant à demi le regard, comme un dévot qui parle de la Sainte Vierge. Pendant quatre ans, il ne permit pas à son élève de peindre. Il voulait la rompre à la gymnastique du dessin, lui donner une grande sûreté de main. Ensuite on verrait. Jamais le général n'éprouva une plus grande stupeur que le jour où Joseph Cayron lui démontra que Faustine devait étudier l'anatomie. L'anatomie! une enfant de seize ans! Est-ce que ce peintre raté devenait fou? Mais le peintre raté mit une telle ardeur dans son insistance que M. de Bressier céda. Avec mauvaise humeur, par exemple. Pendant trois jours, il dit, comme se parlant à lui-même: «L'anatomie! l'anatomie!» Et il affectait de n'appeler sa fille que Mlle Carabin.

      Cette instruction solide développa rapidement les dons naturels de Faustine. Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le talent n'existe pas sans la maturité. Elle voulait travailler longtemps, travailler beaucoup, avant que personne, en dehors des siens, se doutât de ses goûts et de sa vocation. Elle était artiste dans le grand sens de ce mot sublime, c'est-à-dire rebelle par nature aux sensations banales. Certes elle eût mieux aimé crever ses toiles et jeter ses brosses par la fenêtre que de rester un amateur.

      Son atelier se dressait à deux cents mètres du château, le long de la route, en plein air. Le jour y arrivait par de larges baies vitrées; un écran de soie verte cachait le plafond, tendu sur un châssis, et permettait de distribuer à volonté la lumière. Jamais on ne se serait cru dans un atelier de jeune fille. Des boiseries sombres, appliquées contre les murailles, donnaient un aspect sévère à cette pièce vaste qui semblait être le cabinet de travail d'un philosophe. On n'y trouvait aucune de ces fantaisies gracieuses que le caprice de quelques peintres célèbres ont mises à la mode. Des bibelots de grand prix, et d'un goût exquis; mais pas de japonaiseries grêles, pas de peluches chatoyantes ni de porcelaines délicates. Rien de ce désordre affecté qui rassemble avec soin les objets les plus disparates, et colle un violon XVIe siècle à côté d'un cheval en carton, caparaçonné d'étoffes voyantes. En revanche, cinq ou six toiles rares. Un Hobbema d'une incomparable fraîcheur, près d'études signées des noms les plus retentissants de l'école moderne; la première esquisse que Delacroix ait faite de l'Entrée des Croisés; plus loin, de gracieuses terres cuites, un merveilleux groupe en marbre d'Antonin Mercié, une aiguière d'argent de Froment-Meurice. Et, dans le fond de l'atelier, occupant la moitié d'un immense panneau, une merveille découverte par Faustine, deux mois avant la guerre, au fond d'un palais génois: un tableau du Titien.

      Quand il fallut fuir devant l'invasion, c'était l'unique trésor que Mlle de Bressier eût emporté avec elle. La toile miraculeuse, soigneusement roulée, resta cachée en Auvergne, comme un de ces mystérieux coffrets que surveillent des nains jaloux. Un sujet d'une grande simplicité. Une femme rousse, au visage altier, joue avec une bague d'émeraudes qu'elle regarde fixement de ses yeux noirs; elle est vêtue d'une robe de satin marron brodée de jais. Pas un bijou: pas même un collier. Une rose rouge saigne dans la splendeur fauve de sa chevelure. Jamais le vieux Titien ne modela des chairs plus fermes; jamais il ne trouva des tons plus satinés et plus fulgurants. Faustine appelait cette toile: la Dame à la bague. Le général, plus pratique, prétendait que sa fille aimait tant son tableau parce qu'elle s'y retrouvait, de brune changée en rousse. Et en réalité, par un hasard curieux, l'héroïne du Titien et Faustine se ressemblaient, comme une femme de vingt-cinq ans peut ressembler à une jeune fille de dix-sept.

      Mlle de Bressier passait là le meilleur de ses journées. Quand elle voulait se délasser, elle ouvrait son piano, et Nelly sortait de sa paresse pour l'accompagner. Quelques heures après le départ de Françoise, les deux amies se trouvaient dans l'atelier comme d'habitude. Nelly, allongée sur une pile de coussins, regardait Mlle de Bressier, debout devant une toile blanche. Elle esquissait au charbon la scène du matin. Un coin de parc; Odin immobile et le poil hérissé au milieu des grandes herbes; et les jeunes filles, avec une allure craintive, avançant curieusement la tête pour mieux voir la pauvre femme étendue toute raide dans le fossé.

      – J'avais bien raison, en te conseillant de te remettre au travail, s'écria gaîment Nelly. Seulement je ne me doutais pas que tu trouverais un drame dans ta propre maison. Maintenant que nous sommes seules, échangeons un peu nos confidences. T'es-tu demandé par suite de quelles circonstances l'inconnue s'est évanouie à la porte du château?

      – Mon Dieu, non.

      – Tu n'es pas curieuse. Moi j'ai deviné.

      – Oh! tu inventes très facilement, dit Faustine avec un sourire.

      – Méchante! Je suis sûre qu'elle a un amoureux dans l'armée de Versailles. Elle est jolie, sais-tu? Quel âge peut-elle bien avoir? Trente-cinq ans, puisque son fils en a seize… Bravo! Faustine. En deux traits tu as rendu l'expression douloureuse du visage.

      Faustine n'écoutait plus son amie. Le démon du travail la possédait tout entière. Sous ses doigts agiles, la scène prenait une intensité particulière. Elle avait vu le drame, et elle le rendait dans toute sa simplicité poignante. Soudain, un bruit de voix éclata dans le parc. Curieuse, Nelly courut à la baie vitrée, et jeta un cri.

      – Qu'y a-t-il donc? demanda Mlle de Bressier avec une nuance d'inquiétude.

      – Monsieur ton frère qui daigne nous rendre visite.

      – Étienne!

      – Lui-même.

      Un véritable officier, dans toute son élégance guerrière. De haute taille, mais bien pris dans ses formes athlétiques, Étienne de Bressier avait vingt-quatre ans. Il ressemblait à sa mère qu'on citait naguère pour sa beauté rayonnante et douce. Les cheveux très blonds, coupés en brosse, découvraient un front noble et plein de pensées. Le jeune homme portait une moustache fine et soyeuse qui laissait voir un sourire charmant. C'était vraiment un beau soldat, à l'allure crâne et décidée, qui regardait bien en face, de ses yeux gris et pleins de flammes.

      – Oui, c'est moi, mes chers enfants! Embrasse-moi encore, Faustine, et toi aussi, Nelly. Mon Dieu, que je suis content de vous voir!

      – On ne s'en douterait pas, murmura Nelly en faisant la moue.

      – Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Grondeuse. Vous me boudez, parce que je ne suis pas venu ces jours-ci. Comme les meilleurs sentiments sont travestis! Tu n'as pas de nouvelles du général, n'est-il pas vrai, Faustine?

      – Non.