Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va? Et vous, où allez-vous? Faut-il que je vous rappelle l'aventure d'Ésope? Son maître Xantippe lui dit un soir d'été ou d'hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons: «Ésope, va au bain; s'il y a peu de monde nous nous baignerons…» Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d'Athènes. «Où vas-tu? – Où je vais? répond Ésope, je n'en sais rien. – Tu n'en sais rien? marche en prison. – Eh bien! reprit Ésope, ne l'avais-je pas bien dit que je ne savais où j'allais? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison…» Jacques suivait son maître comme vous le vôtre; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques? – Bon, est-ce qu'on manque de maître dans ce monde? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu'il n'y en eût pas un bon; car d'un jour à l'autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionné comme vous, lecteur; homme curieux comme vous, lecteur; homme importun comme vous, lecteur; homme questionneur comme vous, lecteur. – Et pourquoi questionnait-il? – Belle question! Il questionnait pour apprendre et pour redire, comme vous, lecteur…

      Le maître dit à Jacques: Tu ne me parais pas disposé à reprendre l'histoire de tes amours.

JACQUES

      Mon pauvre capitaine! il s'en va où nous allons tous, et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi!.. Ahi!..

LE MAÎTRE

      Mais, Jacques, vous pleurez, je crois?.. «Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n'avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu'on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et, tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d'un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu'il était: sa pénétration à sonder les matières les plus profondes; sa subtilité à discuter les plus délicates; son goût solide qui l'attachait aux plus importantes; la fécondité qu'il jetait dans les plus stériles; avec quel art il défendait les accusés: son indulgence lui donnait mille fois plus d'esprit que l'intérêt ou l'amour-propre n'en donnait au coupable; il n'était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s'occupait avec toute la méchanceté d'un ennemi à se les exagérer, et avec tout l'esprit d'un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l'avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d'autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l'ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu'il lui plaira de disposer de nous; acceptons l'arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l'accepterons sans résistance lorsqu'il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des âmes. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant; mais votre âme conservera toute sa sensibilité.»

JACQUES

      Mon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.

LE MAÎTRE

      Je crois que c'est d'une femme.

JACQUES

      Moi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.

LE MAÎTRE

      Jacques, qui est-ce qui vous le dispute?

JACQUES

      À quoi diable revient donc votre consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme? À force de vous le demander, vous me le direz peut-être.

LE MAÎTRE

      Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.

JACQUES

      J'y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas; j'en aurais pour jusqu'au jugement dernier.

LE MAÎTRE

      Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je lisais.

JACQUES

      Est-ce qu'on peut la refuser au ridicule?

LE MAÎTRE

      Fort bien, Jacques!

JACQUES

      Peu s'en est fallu que je n'aie éclaté à l'endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j'avais été affranchi par sa mort.

LE MAÎTRE

      Fort bien, Jacques! J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. Dites-moi s'il était possible de s'y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez: si je vous avais entretenu de l'objet de votre douleur, qu'en serait-il arrivé? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j'aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s'en est suivie. À présent convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant, je pense que vous pouvez reprendre l'histoire de vos amours.

JACQUES

      Je le pense aussi.

      «Docteur, dis-je au chirurgien, demeurez-vous loin d'ici?

      – À un bon quart de lieue au moins.

      – Êtes-vous un peu commodément logé?

      – Assez commodément.

      – Pourriez-vous disposer d'un lit?

      – Non.

      – Quoi! pas même en payant, en payant bien?

      – Oh! en payant et en payant bien, pardonnez-moi. Mais, l'ami, vous ne me paraissez guère en état de payer, et moins encore de bien payer.

      – C'est mon affaire. Et serais-je un peu soigné chez vous?

      – Très-bien. J'ai ma femme qui a gardé des malades toute sa vie; j'ai une fille aînée qui fait le poil à tout venant, et qui vous lève un appareil aussi bien que moi.

      – Combien me prendriez-vous pour mon logement, ma nourriture et vos soins?

      – Le chirurgien dit en se grattant l'oreille: Pour le logement… la nourriture… les soins… Mais qui est-ce qui me répondra du payement?

      – Je payerai tous les jours.

      – Voilà ce qui s'appelle parler, cela…»

      Mais, monsieur, je crois que vous ne m'écoutez pas.

LE MAÎTRE

      Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière, sans être écouté.

JACQUES

      Quand on n'écoute pas celui qui parle, c'est qu'on ne pense à rien, ou qu'on pense à autre chose que ce qu'il dit: lequel des deux faisiez-vous?

LE MAÎTRE

      Le dernier. Je rêvais à ce qu'un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela?

JACQUES

      Assurément!

LE MAÎTRE

      C'est pour moi une énigme que tu m'obligerais de m'expliquer.

JACQUES

      Et que diable cela vous fait-il?

LE MAÎTRE

      Peu de chose; mais quand tu parleras, tu veux apparemment être écouté?

JACQUES

      Cela va sans dire.

LE MAÎTRE

      Eh bien! en conscience, je ne saurais t'en répondre,