Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3. Bastiat Frédéric. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Bastiat Frédéric
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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présente comme le sauveur de la patrie. – Alors l'alliance a été conclue entre le monopole et l'esprit de parti, et il a été arrêté que toute publicité, à l'égard de ce qui se passe au dehors, consisterait en ces deux choses: Dissimuler, dénaturer. C'est ainsi que la France a été tenue systématiquement dans l'ignorance du fait que ce livre a pour objet de révéler. Mais comment les journaux ont-ils pu réussir? Cela vous étonne? – et moi aussi. Mais leur succès est irrécusable.

      Cependant, et précisément parce que je vais introduire le lecteur (si j'ai un lecteur) dans un monde qui lui est complétement étranger, il doit m'être permis de faire précéder cette traduction de quelques considérations générales sur le régime économique de la Grande-Bretagne, sur les causes qui ont donné naissance à la Ligue, sur l'esprit et la portée de cette association, au point de vue social, moral et politique.

      On a dit et on répète souvent que l'école économiste, qui confie à leur naturelle gravitation les intérêts des diverses classes de la société, était née en Angleterre; et on s'est hâté d'en conclure, avec une surprenante légèreté, que cet effrayant contraste d'opulence et de misère, qui caractérise la Grande-Bretagne, était le résultat de la doctrine proclamée avec tant d'autorité par Ad. Smith, exposée avec tant de méthode par J. B. Say. On semble croire que la liberté règne souverainement de l'autre côté de la Manche et qu'elle préside à la manière inégale dont s'y distribue la richesse.

      «Il avait assisté,» disait, ces jours derniers, M. Mignet, en parlant de M. Sismondi, «il avait assisté à la grande révolution économique opérée de nos jours. Il avait suivi et admiré les brillants effets des doctrines qui avaient affranchi le travail, renversé les barrières que les jurandes, les maîtrises, les douanes intérieures et les monopoles multipliés opposaient à ses produits et à ses échanges; qui avaient provoqué l'abondante production et la libre circulation des valeurs, etc.

      «Mais bientôt il avait pénétré plus avant, et des spectacles moins propres à l'enorgueillir des progrès de l'homme et à le rassurer sur son bonheur s'étaient montrés à lui, dans le pays même où les théories nouvelles s'étaient le plus vite et le plus complétement développées, en Angleterre où elles régnaient avec empire. Qu'y avait-il vu? Toute la grandeur, mais aussi tous les excès de la production illimitée… chaque marché fermé réduisant des populations entières à mourir de faim, les déréglements de la concurrence, cet état de nature des intérêts, souvent plus meurtrier que les ravages de la guerre; il y avait vu l'homme réduit à être un ressort d'une machine plus intelligente que lui, entassé dans des lieux malsains où la vie n'atteignait pas la moitié de sa durée, où les liens de famille se brisaient et les idées de morale se perdaient… En un mot, il y avait vu l'extrême misère et une effrayante dégradation racheter tristement et menacer sourdement la prospérité et les splendeurs d'un grand peuple.

      «Surpris et troublé, il se demanda si une science qui sacrifiait le bonheur de l'homme à la production de la richesse… était la vraie science… Depuis ce moment, il prétendit que l'économie politique devait avoir beaucoup moins pour objet la production abstraite de la richesse que son équitable distribution.»

      Disons en passant que l'économie politique n'a pas plus pour objet la production (encore moins la production abstraite), que la distribution de la richesse. C'est le travail, c'est l'échange qui ont ces choses-là pour objet. L'économie politique n'est pas un art, mais une science. Elle n'impose rien, elle ne conseille même rien, et par conséquent elle ne sacrifie rien; elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la physiologie décrit le jeu de nos organes; et il est aussi injuste d'imputer à l'une les maux de la société qu'il le serait, d'attribuer à l'autre les maladies qui affligent le corps humain.

      Quoiqu'il en soit, les idées très-répandues, dont M. Mignet s'est rendu le trop éloquent interprète, conduisent naturellement à l'arbitraire. À l'aspect de cette révoltante inégalité que la théorie économique, tranchons le mot, que la liberté est censée avoir engendrée, là où elle règne avec le plus d'empire, il est tout naturel qu'on l'accuse, qu'on la repousse, qu'on la flétrisse et qu'on se réfugie dans des arrangements sociaux artificiels, dans des organisations de travail, dans des associations forcées de capital et de main-d'œuvre, dans des utopies, en un mot, où la liberté est préalablement sacrifiée comme incompatible avec le règne de l'égalité et de la fraternité parmi les hommes.

      Il n'entre pas dans notre sujet d'exposer la doctrine du libre-échange ni de combattre les nombreuses manifestations de ces écoles qui, de nos jours, ont usurpé le nom de socialisme et qui n'ont entre elles de commun que cette usurpation.

      Mais il importe d'établir ici que, bien loin que le régime économique de la Grande-Bretagne soit fondé sur le principe de la liberté, bien loin que la richesse s'y distribue d'une manière naturelle, bien loin enfin que, selon l'heureuse expression de M. de Lamartine, chaque industrie s'y fasse par la liberté une justice qu'aucun système arbitraire ne saurait lui faire, il n'y a pas de pays au monde, sauf ceux qu'afflige encore l'esclavage, où la théorie de Smith, – la doctrine du laissez-faire, laissez-passer, – soit moins pratiquée qu'en Angleterre, et où l'homme soit devenu pour l'homme un objet d'exploitation plus systématique.

      Et il ne faut pas croire, comme on pourrait nous l'objecter, que c'est précisément la libre concurrence qui a amené, à la longue, l'asservissement de la main-d'œuvre aux capitaux, de la classe laborieuse à la classe oisive. Non, cette injuste domination ne saurait être considérée comme le résultat, ni même l'abus d'un principe qui ne dirigea jamais l'industrie britannique; et, pour en fixer l'origine, il faudrait remonter à une époque qui n'est certes pas un temps de liberté, à la conquête de l'Angleterre par les Normands.

      Mais sans retracer ici l'histoire des deux races qui foulent le sol britannique et s'y sont livré, sur la forme civile, politique, religieuse, tant de luttes sanglantes, il est à propos de rappeler leur situation respective au point de vue économique.

      L'aristocratie anglaise, on le sait, est propriétaire de toute la surface du pays. De plus elle tient en ses mains la puissance législative. Il ne s'agit que de savoir si elle a usé de cette puissance dans l'intérêt de la communauté ou dans son propre intérêt.

      «Si notre Code financier,» disait M. Cobden, en s'adressant à l'aristocratie elle-même, dans le Parlement, «si le statute-book pouvait parvenir dans la lune, seul et sans aucun commentaire historique, il n'en faudrait pas davantage pour apprendre à ses habitants qu'il est l'œuvre d'une assemblée de seigneurs maîtres du sol (Landlords).»

      Quand une race aristocratique a tout à la fois le droit de faire la loi et la force de l'imposer, il est malheureusement trop vrai qu'elle la fait à son profit. C'est là une pénible vérité. Elle contristera, je le sais, les âmes bienveillantes qui comptent, pour la réforme des abus, non sur la réaction de ceux qui les subissent, mais sur la libre et fraternelle initiative de ceux qui les exploitent. Nous voudrions bien qu'on pût nous signaler dans l'histoire un tel exemple d'abnégation. Mais il ne nous a jamais été donné ni par les castes dominantes de l'Inde, ni par ces Spartiates, ces Athéniens et ces Romains qu'on offre sans cesse à notre admiration, ni par les seigneurs féodaux du moyen âge, ni par les planteurs des Antilles, et il est même fort douteux que ces oppresseurs de l'humanité aient jamais considéré leur puissance comme injuste et illégitime1.

      Si l'on pénètre quelque peu dans les nécessités, on peut dire fatales, des races aristocratiques, on s'aperçoit bientôt qu'elles sont considérablement modifiées et aggravées par ce qu'on a nommé le principe de la population.

      Si les classes aristocratiques étaient stationnaires de leur nature; si elles n'étaient pas, comme toutes les autres, douées de la faculté de multiplier, un certain degré de bonheur et même d'égalité serait peut-être compatible avec le régime de la conquête. Une fois les terres partagées entre les familles nobles, chacune transmettrait ses domaines, de génération en génération, à son unique représentant, et l'on conçoit que, dans cet ordre de choses, il ne serait pas impossible à une classe industrieuse de s'élever et de prospérer paisiblement


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Deux pensées, que l'auteur devait développer plus tard, en écrivant la seconde série des Sophismes, apparaissent dans ce paragraphe et ceux qui suivent. De l'une procède le chapitre les Deux morales; de l'autre, le chapitre Physiologie de la spoliation. V. t. IV, p. 127 et 148.

(Note de l'éditeur.)