Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s'il s'en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d'une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tous cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d'où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c'est aujourd'hui mon garçon d'orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu'il n'y avait que moi pour remplacer l'illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.
J'aurai d'autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l'on verra que s'il m'a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.
X
L'espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un instant ralenti les hostilités de famille dont je souffrais tant, quand un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de mes parents.
Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les ans à l'Institut. Les candidats, avant d'être admis a concourir, doivent subir une épreuve préliminaire d'après laquelle les plus faibles sont exclus. J'eus le malheur d'être de ceux-là. Mon père le sut et cette fois, sans hésiter, m'avertit de ne plus compter sur lui, si je m'obstinais à rester à Paris, et qu'il me retirait ma pension. Mon bon maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante, pour l'engager à revenir sur cette décision, l'assurant qu'il ne pouvait point y avoir de doutes sur l'avenir musical qui m'était réservé, et que la musique me sortait par tous les pores. Il mêlait à ses arguments pour démontrer l'obligation où l'on était de céder à ma vocation, certaines idées religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes, étaient bien les plus malencontreuses qu'il pût choisir dans cette occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père ne manqua pas de froisser violemment la susceptibilité et les croyances intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi: «Je suis un incrédule, monsieur!» On juge du reste.
Un vague espoir de gagner ma cause en la plaidant moi-même me donna assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à la Côte.
Après un accueil glacial, mes parents m'abandonnèrent pendant quelques jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu'il m'était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m'y livrer. «Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n'y retourneras jamais!»
À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m'étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n'avais point de projets; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s'éteignaient, je périssais par défaut d'air.
Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller! «Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j'ai à te parler!» J'obéis sans pressentir de quoi il s'agissait. L'air de mon père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui, je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent: «Après plusieurs nuits passées sans dormir, j'ai pris mon parti… Je consens à te laisser étudier la musique à Paris… mais pour quelque temps seulement; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles!»
Mon père, sans s'en rendre compte, avait montré plus d'indulgence pour les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux! Il en est toujours ainsi, même pour les esprits d'élite; ils combattent les opinions d'autrui par des raisonnements d'une justesse parfaite, sans s'apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.
Je n'en attendis pas davantage pour m'élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu'il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n'ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j'exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement.» J'eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente; mais ce passage d'une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs; et Nanci, l'aînée, fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout avouer… en lui recommandant le secret. Elle le garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison, les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.
Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère dont les opinions religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont beaucoup de gens ont encore de nos jours le malheur d'être imbus, en France, sur les arts qui, de près ou de