Ainsi la première tentative de Louis XVI échouait; échec d'autant plus malheureux que Turgot avait compris qu'en réformant les abus il fallait maintenir intacte l'autorité royale, qui devait être l'instrument de toutes les réformes, vérité capitale que nul n'apercevait dans ce temps.
On savait désormais qu'on pouvait résister au jeune Roi et lui imposer un avis qui n'était pas le sien, on ne l'oublia plus.
J'ai dit le mauvais succès des tentatives du comte de Saint-Germain et de son auxiliaire M. de Guibert, pour introduire des réformes dans l'armée, qu'on voulait discipliner à l'allemande, et décapiter, pour ainsi dire, en licenciant une grande partie de la maison du Roi. On avait mécontenté la troupe et indisposé les officiers, dans des circonstances où il eût été si nécessaire de pouvoir compter sur la fidélité inébranlable de l'armée.
Rien de ce qu'on avait tenté n'avait donc réussi, et Louis XVI entrait dans la seconde partie de son règne avec des illusions évanouies et des craintes sur l'avenir.
M. Taboureau remplaça Turgot, et on lui adjoignit d'abord en qualité de conseiller des finances et de secrétaire général du trésor, Necker, qui devait bientôt le remplacer. Les prôneurs de Necker lui prêtèrent du génie en finances, ses adversaires lui refusèrent toute capacité; deux exagérations et deux erreurs. Necker, qui avait des qualités réelles, eut le défaut des hommes de son temps: il visa avant tout à la popularité. Il eut une idée vraie quand il pensa qu'on fonde le crédit d'une nation en mettant de la clarté et de la régularité dans ses finances; mais il fit une fausse application de cette idée vraie, lorsque dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait, il déchira tous les voiles qui dissimulaient la fâcheuse situation de nos affaires financières. Ce qui importait, c'était de guérir la plaie et non de la sonder en public; il la sonda sans la guérir. Les paniques sont aussi dangereuses sur le terrain des intérêts que sur un champ de bataille. Un esprit moins avide de popularité et moins infatué de lui-même eût attendu pour parler du péril que le péril eût été conjuré; mais M. Necker tenait avant tout à faire connaître à tout le monde la profondeur du gouffre, pour faire dire ensuite qu'il était seul capable de le combler. Il fallait agir, il voulut paraître.
À cette époque, le Roi, dans l'intention d'encourager les arts, autorisa le comte d'Angiviller, directeur et ordonnateur général de ses bâtiments, à faire exécuter chaque année un certain nombre de tableaux et de statues par les peintres et les sculpteurs de son académie. Désireux surtout de rendre les arts utiles en les rappelant à leur antique destination, il voulait que les actions et les images de ceux qui ont illustré la France fussent reproduites par le pinceau et le ciseau. M. d'Angiviller disant un jour à Madame Élisabeth que les statues de l'Hôpital, de Sully, de Fénelon et de Descartes étaient commencées: «J'espère, monsieur, lui dit-elle, que vous n'oublierez pas celle de Bossuet72.»
Au commencement de l'année 1777, Suleïman-Aga, envoyé du bey de Tunis, eut une audience du Roi à Versailles. Après avoir remis au prince ses lettres de créance, cet envoyé s'exprima ainsi: «Sire, le bey de Tunis, mon maître, m'a commandé de me rendre auprès de Votre Majesté Impériale pour la féliciter sur son avénement au trône de ses ancêtres. Jaloux de remplir tous les devoirs que lui prescrit son attachement inviolable pour l'auguste maison de France, ce prince auroit depuis longtemps fait passer un envoyé dans votre cour impériale pour lui présenter l'hommage de ses sentiments, ses regrets sur la mort de son illustre et grand allié et ami l'Empereur de France Louis XV, de glorieuse mémoire, et son compliment sur le bonheur que la Providence a préparé aux Français en appelant à leur tête un jeune monarque qui réunit au plus haut degré les vertus et les qualités les plus éminentes, si les circonstances où mon maître s'est trouvé depuis cette époque à jamais mémorable lui avaient permis de faire ce que son cœur lui inspirait. Chargé aujourd'hui de ses ordres suprêmes, j'apporte aux pieds de Votre Majesté Impériale les vœux les plus ardents pour la prospérité de votre empire, les marques les plus sincères de son respect et de son entier dévouement pour votre personne sacrée. Daignez, Sire, agréer comme une preuve du désir que mon maître aura toujours de mériter la haute bienveillance d'un aussi grand Empereur, les esclaves et les autres présents que j'ai remis en son nom aux officiers de Votre Majesté Impériale. Le plus beau moment de ma vie est celui où j'envisage la gloire de votre trône impérial. Je serai heureux s'il en émane sur moi un regard favorable.»
La cour et la ville s'étonnèrent de trouver chez l'envoyé d'une puissance barbaresque la langue de la diplomatie européenne et les formes du monde civilisé.
L'empereur du Maroc, vers cette même époque, envoya son neveu en France en qualité d'ambassadeur. Il venait offrir au Roi de riches présents. La cour s'extasiait devant ces présents, ne sachant auquel attribuer le plus de valeur. «Je sais, moi, dit la jeune Madame Élisabeth, quel est le plus magnifique, je sais quel est celui qui aura le plus de prix aux yeux du Roi: ce sont vingt marins français qui ont fait naufrage sur les côtes du Maroc, et que le roi de ce pays renvoie à mon frère.»
LIVRE DEUXIÈME
LETTRES DE MADAME DE BOMBELLES
1777 – 1782