La Comédie humaine - Volume VII. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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une irrésistible bonhomie, une facilité gracieuse, un laissez-aller dénué d'égoïsme, tout l'incognito de Jupiter chez Alcmène, du roi qui se fait la dupe de tout, qui jette à tous les diables la supériorité de ses foudres, et veut manger son Olympe en folies, en petits soupers, en profusions féminines, loin de Junon surtout. Malgré sa robe de vieux damas vert, malgré la nudité de la chambre où il recevait, et où il y avait à terre une méchante tapisserie en guise de tapis, de vieux fauteuils crasseux, où les murs tendus d'un papier d'auberge offraient ici les profils de Louis XVI et des membres de sa famille tracés dans un saule pleureur, là le sublime testament imprimé en façon d'urne, enfin toutes les sentimentalités inventées par le royalisme sous la Terreur; malgré ses ruines, le chevalier se faisant la barbe devant une vieille toilette ornée de méchantes dentelles respirait le dix-huitième siècle!.. Toutes les grâces libertines de sa jeunesse reparaissaient, il semblait riche de trois cent mille livres de dettes et avoir son vis-à-vis à la porte. Il était aussi grand que Berthier communiquant, pendant la déroute de Moscou, des ordres aux bataillons d'une armée qui n'existait plus.

      — Monsieur le chevalier, dit drôlement Suzanne, il me semble que je n'ai rien à vous raconter, vous n'avez qu'à voir.

      Et Suzanne se posa de profil, de manière à faire à ses paroles un commentaire d'avocat. Le chevalier, qui, croyez-le bien, était un fin compère, abaissa, tout en tenant le rasoir oblique à son cou, son œil droit sur la grisette, et feignit de comprendre.

      — Bien, bien, mon petit chou, nous allons causer tout à l'heure. Mais tu prends l'avance, il me semble.

      — Mais, monsieur le chevalier, dois-je attendre que ma mère me batte, que madame Lardot me chasse? Si je ne m'en vais pas promptement à Paris, jamais je ne pourrai me marier ici, où les hommes sont si ridicules.

      — Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l'épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les mœurs. Hélas! la femme n'existera bientôt plus (il ôta son coton pour s'arranger les oreilles); elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment; elle se tordra les nerfs, et n'aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l'on n'employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre) comme un moyen d'arriver à ses fins; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d'oranger (il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (il prit ses pinces pour s'épiler) de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiens ceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs du monde.

      — Mais, monsieur le chevalier, dit la grisette, il s'agit des mœurs et de l'honneur de votre petite Suzanne, et j'espère que vous ne l'abandonnerez pas.

      — Comment donc! s'écria le chevalier en achevant sa coiffure, j'aimerais mieux perdre mon nom!

      — Ah! fit Suzanne.

      — Écoutez-moi, petite masque, dit le chevalier en s'étalant sur une grande bergère qui se nommait jadis une duchesse et que madame Lardot avait fini par trouver pour lui.

      Il attira la magnifique Suzanne en lui prenant les jambes entre ses genoux. La belle fille se laissa faire, elle si hautaine dans la rue, elle qui vingt fois avait refusé la fortune que lui offraient quelques hommes d'Alençon autant par honneur que par dédain de leur mesquinerie. Suzanne tendit alors son prétendu péché si audacieusement au chevalier, que ce vieux pécheur, qui avait sondé bien d'autres mystères dans des existences bien autrement astucieuses, eut toisé l'affaire d'un seul coup d'œil. Il savait bien qu'aucune fille ne se joue d'un déshonneur réel; mais il dédaigna de renverser l'échafaudage de ce joli mensonge en y touchant.

      — Nous nous calomnions, lui dit le chevalier en souriant avec une inimitable finesse, nous sommes sage comme la belle fille dont nous portons le nom; nous pouvons nous marier sans crainte, mais nous ne voulons pas végéter ici, nous avons soif de Paris, où les charmantes créatures deviennent riches quand elles sont spirituelles, et nous ne sommes pas sotte. Nous voulons donc aller voir si la capitale des plaisirs nous a réservé de jeunes chevaliers de Valois, un carrosse, des diamants, une loge à l'Opéra. Les Russes, les Anglais, les Autrichiens ont apporté des millions sur lesquels maman nous a assigné une dot en nous faisant belle. Enfin nous avons du patriotisme, nous voulons aider la France à reprendre son argent dans la poche de ces messieurs. Hé! hé! cher petit mouton du diable, tout ceci n'est pas mal. Le monde où tu vis criera peut-être un peu, mais le succès justifiera tout. Ce qui est très-mal, mon enfant, c'est d'être sans argent, et voilà notre maladie à tous deux. Comme nous avons beaucoup d'esprit, nous avons imaginé de tirer parti de notre joli petit honneur en attrapant un vieux garçon; mais ce vieux garçon, mon cœur, connaît l'alpha et l'oméga des ruses féminines, ce qui veut dire que tu mettrais plus facilement un grain de sel sur la queue d'un moineau que de me faire croire que je suis pour quelque chose dans ton affaire. Va à Paris, ma petite, vas-y aux dépens de la vanité d'un célibataire, je ne t'en empêcherai pas, je t'y aiderai, car le vieux garçon, Suzanne, est le coffre-fort naturel d'une jeune fille. Mais ne me fourre pas là-dedans. Écoute, ma reine, toi qui comprends si bien la vie, tu me ferais beaucoup de tort et beaucoup de peine: du tort? tu pourrais empêcher mon mariage dans un pays où l'on tient aux mœurs; beaucoup de peine? en effet, tu serais dans l'embarras, ce que je nie, finaude! tu sais mon chou, que je n'ai plus rien, je suis gueux comme un rat d'église. Ah! si j'épousais mademoiselle Cormon, si je redevenais riche, certes je te préférerais à Césarine. Tu m'as toujours semblé fine comme l'or à dorer du plomb, et tu es faite pour être l'amour d'un grand seigneur. Je te crois tant d'esprit, que le tour que tu me joues là ne me surprend pas du tout, je l'attendais. Pour une fille, mais c'est jeter le fourreau de son épée. Pour agir ainsi, mon ange, il faut des idées supérieures. Aussi as-tu mon estime!

      Et il lui donna sur la joue la confirmation à la manière des évêques.

      — Mais, monsieur le chevalier, je vous assure que vous vous trompez, et que...

      Elle rougit sans oser continuer, le chevalier avait, par un seul regard, deviné, pénétré tout son plan.

      — Oui, je t'entends, tu veux que je te croie! Eh! bien, je te crois. Mais suis mon conseil, va chez monsieur du Bousquier. Ne portes-tu pas le linge chez monsieur du Bousquier depuis cinq à six mois? Eh! bien, je ne te demande pas ce qui se passe entre vous; mais je le connais, il a de l'amour-propre, il est vieux garçon, il est très-riche, il a deux mille cinq cents livres de rente et n'en dépense pas huit cents. Si tu es aussi spirituelle que je le suppose, tu verras Paris à ses frais. Va, ma petite biche, va l'entortiller, surtout sois déliée comme une soie, et à chaque parole, fais un double tour et un nœud; il est homme à redouter le scandale, et s'il t'a donné lieu de le mettre sur la sellette... enfin, tu comprends, menace-le de t'adresser aux dames du bureau de charité. D'ailleurs il est ambitieux. Eh! bien, un homme doit arriver à tout par sa femme. N'es-tu donc pas assez belle, assez spirituelle pour faire la fortune de ton mari? Hé! malepeste, tu peux rompre en visière à une femme de la cour.

      Suzanne, illuminée par les derniers mots du chevalier, grillait d'envie de courir chez du Bousquier. Pour ne pas sortir trop brusquement, elle questionna le chevalier sur Paris, en l'aidant à s'habiller. Le chevalier devina l'effet de ses instructions, et favorisa la sortie de Suzanne en la priant de dire à Césarine de lui monter le chocolat que lui faisait madame Lardot tous les matins. Suzanne s'esquiva pour se rendre chez sa victime, dont voici la biographie.

      Issu d'une vieille famille d'Alençon, du Bousquier tenait le milieu entre le bourgeois et le hobereau. Son père avait exercé les fonctions judiciaires de Lieutenant-Criminel. Se trouvant sans ressources après la mort de son père, du Bousquier, comme tous les gens ruinés de la province, était allé chercher fortune à Paris. Au commencement de la Révolution, il s'était mis dans les affaires. En dépit des républicains qui sont tous à cheval sur la probité révolutionnaire, les affaires de ce temps-là n'étaient pas claires. Un espion politique, un agioteur, un munitionnaire, un homme qui faisait confisquer, d'accord avec le Syndic de la Commune,