— Mademoiselle, dit-il tout ébouriffé, monsieur votre oncle vous expédie un exprès, le fils à la mère Grosmort, avec une lettre. Le gars est parti d'Alençon avant le jour, et ne le voilà pas moins arrivé. Il a couru presque comme Pénélope! Faut-il lui donner un verre de vin?
— Qu'a-t-il pu arriver, Josette, mon oncle serait-il...
— Il n'écrirait pas, dit la femme de chambre en devinant les craintes de sa maîtresse.
— Vite! vite! s'écria mademoiselle Cormon après avoir lu les premières lignes, que Jacquelin attelle Pénélope. — Arrange-toi, ma fille, pour avoir tout remballé dans une demi-heure, dit-elle à Josette. Nous retournons à la ville...
— Jacquelin! cria Josette excitée par le sentiment qu'exprima le visage de mademoiselle Cormon.
Jacquelin, instruit par Josette, arriva disant: — Mais, mademoiselle, Pénélope mange son avoine.
— Hé! qu'est-ce que cela me fait? je veux partir à l'instant.
— Mais, mademoiselle, il va pleuvoir!
— Eh! bien, nous serons mouillés.
— Le feu est à la maison, dit en murmurant Josette piquée du silence que gardait sa maîtresse en achevant la lettre, la lisant et relisant.
— Achevez donc au moins votre café, ne vous tournez pas le sang! Regardez comme vous êtes rouge.
— Je suis rouge, Josette! dit-elle en allant se regarder dans une glace dont le tain tombait et qui lui offrit l'image de ses traits doublement renversés. Mon Dieu! pensa mademoiselle Cormon, si j'allais être laide! — Allons, Josette, allons, ma fille, habille-moi. Je veux être prête avant que Jacquelin n'ait attelé Pénélope. Si tu ne peux remettre mes paquets dans la voiture, je les laisserai ici, plutôt que de perdre une minute.
Si vous avez bien compris l'excès de monomanie à laquelle le désir de se marier avait fait arriver mademoiselle Cormon, vous partagerez son émotion. Le digne oncle annonçait à sa nièce que monsieur de Troisville, ancien militaire au service de Russie, petit-fils d'un de ses meilleurs amis, souhaitait se retirer à Alençon, et lui demandait l'hospitalité, en se recommandant de l'amitié que l'abbé portait à son grand-père, le comte de Troisville, chef d'escadre sous Louis XV. L'ancien Vicaire-Général épouvanté priait instamment sa nièce de revenir pour l'aider à recevoir leur hôte et à lui faire les honneurs de la maison, car la lettre avait éprouvé quelque retard, monsieur de Troisville pouvait lui tomber sur les bras dans la soirée. A la lecture de cette lettre pouvait-il être question des soins que demandait le Prébaudet? En ce moment, le garde et le fermier, témoins de l'effarouchement de leur maîtresse, se tenaient cois en attendant ses ordres. Quand ils l'arrêtèrent au passage afin d'obtenir leurs instructions, pour la première fois de sa vie mademoiselle Cormon, la despotique vieille fille qui voyait tout par elle-même au Prébaudet, leur dit un comme vous voudrez! qui les frappa de stupéfaction; car leur maîtresse poussait le soin administratif jusqu'à compter ses fruits et les enregistrait par sortes, afin de diriger la consommation suivant le nombre de chaque espèce de fruit.
— Je crois rêver, dit Josette en voyant sa maîtresse volant par les escaliers comme un éléphant auquel Dieu aurait donné des ailes.
Bientôt, malgré une pluie battante, mademoiselle sortit du Prébaudet, laissant à ses gens la bride sur le cou. Jacquelin n'osa prendre sur lui de presser le petit trot habituel de la paisible Pénélope, qui, semblable à la belle reine dont elle portait le nom, avait l'air de faire autant de pas en arrière qu'elle en faisait en avant. Voyant cette allure, mademoiselle ordonna d'une voix aigre à Jacquelin d'avoir à faire galoper, à coups de fouet s'il le fallait, la pauvre jument étonnée; tant elle avait peur de ne pas avoir le temps d'arranger convenablement la maison pour recevoir monsieur de Troisville. Elle calculait que le petit-fils d'un ami de son oncle pouvait n'avoir que quarante ans; un militaire devait être immanquablement garçon, elle se promettait donc, son oncle aidant, de ne pas laisser sortir du logis monsieur de Troisville dans l'état où il y entrerait. Quoique Pénélope galopât, mademoiselle Cormon, occupée de ses toilettes et rêvant une première nuit de noces, dit plusieurs fois à Jacquelin qu'il n'avançait pas. Elle se remuait dans la carriole sans répondre aux demandes de Josette, et se parlait à elle-même comme une personne qui roule de grands desseins. Enfin, la carriole atteignit la grande rue d'Alençon qui s'appelle la rue Saint-Blaise en y entrant du côté de Mortagne; mais vers l'hôtel du More elle prend le nom de la rue de la porte de Séez, et devient la rue du Bercail en débouchant sur la route de Bretagne. Si le départ de mademoiselle Cormon faisait grand bruit dans Alençon, chacun peut imaginer le tapage que dut y faire son retour le lendemain de son installation au Prébaudet, et par une pluie battante qui lui fouettait le visage sans qu'elle parût en prendre souci. Chacun remarqua le galop fou de Pénélope, l'air narquois de Jacquelin, l'heure matinale, les paquets cen dessus dessous, enfin la conversation animée de Josette et de mademoiselle Cormon, leur impatience surtout. Les biens de monsieur de Troisville se trouvaient situés entre Alençon et Mortagne, Josette connaissait les branches diverses de la famille de Troisville. Un mot dit par Mademoiselle en atteignant le pavé d'Alençon avait mis Josette au fait de l'aventure; la discussion s'était établie entre elles, et toutes deux avaient arrêté que le de Troisville attendu devait être un gentilhomme entre quarante et quarante-deux ans, garçon, ni riche ni pauvre. Mademoiselle se voyait comtesse ou vicomtesse de Troisville.
— Et mon oncle qui ne me dit rien, qui ne sait rien, qui ne s'informe de rien? Oh! comme c'est mon oncle! il oublierait son nez s'il ne tenait pas à son visage!
N'avez-vous pas remarqué que, dans ces sortes de circonstances, les vieilles filles deviennent comme Richard III, spirituelles, féroces, hardies, prometteuses, et, comme des clercs grisés, ne respectent plus rien? Aussitôt la ville d'Alençon, instruite en un moment, du haut de la rue Saint-Blaise jusqu'à la porte de Séez, de ce retour précipité accompagné de circonstances graves, fut perturbée dans tous ses viscères publics et domestiques. Les cuisinières, les marchands, les passants se dirent cette nouvelle de porte à porte; puis elle monta dans la région supérieure. Bientôt ces mots: — Mademoiselle Cormon est revenue! éclatèrent comme une bombe dans tous les ménages. En ce moment, Jacquelin quittait le banc de bois poli par un procédé qu'ignorent les ébénistes et où il était assis sur le devant de la carriole; il ouvrait lui-même la grande porte verte, ronde par le haut, fermée en signe de deuil, car pendant l'absence de mademoiselle Cormon l'assemblée n'avait pas lieu. Les fidèles festoyaient alors tour à tour l'abbé de Sponde. Monsieur de Valois payait sa dette en l'invitant à dîner chez le marquis de Gordes. Jacquelin appela familièrement Pénélope qu'il avait laissée au milieu de la rue; la bête habituée à ce manége tourna d'elle-même, enfila la porte, détourna dans la cour de manière à ne pas endommager le massif de fleurs. Jacquelin la reprit par la bride et mena la voiture devant le perron.
— Mariette! cria mademoiselle Cormon.
Mais Mariette était occupée à fermer la grande porte.
— Mademoiselle?
— Ce monsieur n'est pas venu?
— Non, mademoiselle.
— Et mon oncle?
— Mademoiselle, il est à l'église.
Jacquelin et Pérotte étaient en ce moment sur la première marche du perron et tendaient leurs mains pour manœuvrer leur maîtresse sortie de la carriole et qui se hissait sur le brancard en s'accrochant aux rideaux. Mademoiselle se jeta dans leurs bras, car depuis deux ans elle ne voulait plus se risquer à se servir du marchepied en fer et à double maille fixé dans le brancard par un horrible mécanisme à gros boulons. Quand mademoiselle Cormon fut sur le haut du perron, elle regarda sa cour d'un air de satisfaction.
— Allons, allons, Mariette, laissez la grande porte et venez ici.
— Le