La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d'or se couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures du matin. Enfin, sûr de la discrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires épineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et réduire les cancans de la place à leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or (mot de Butscha) appartenait à cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivée à la maison Mignon, où les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l'avait prié de faire quoi que ce soit, pas même une simple commission; sa réponse était connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examiné une lithographie à deux sous.

      – C'est l'un des pistons de l'immense machine appelée Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l'esprit se trahissait par de petits mots timidement lancés.

      Les quatre Latournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue de velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil où elle était assise, car ses deux yeux étaient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitôt le regard par le visage auguste des mères de famille dont la vie sans reproches défie les coups du Destin, mais qu'il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu des Niobés. Sa perruque blonde bien frisée, bien mise, seyait à sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le châle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mère.

      Quand le moment de silence, annoncé par le notaire, fut établi dans ce joli salon, Modeste, assise près de sa mère et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s'adressent tous les gens en visite, et même ceux qui se voient chaque jour, eût trahi le complot domestique médité contre la jeune fille à un indifférent; mais Gobenheim, plus qu'indifférent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table à jouer.

      L'attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay, qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragé, sur l'amant de Modeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens des Pyrénées soupçonnés de trahison, et qu'il avait laissés chez un ancien métayer de monsieur Mignon; puis, quelques instants avant l'entrée des Latournelle, il avait pris à son chevet ses pistolets et les avait posés sur la cheminée en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous ces préparatifs, au moins singuliers.

      Quoique petit, trapu, grêlé, parlant tout bas, ayant l'air de s'écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la résolution, le sang-froid si bien gravés sur son visage, que personne en vingt ans, à l'armée, ne l'avait plaisanté. Ses petits yeux d'un bleu calme, ressemblent à deux morceaux d'acier. Ses façons, l'air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde à son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d'ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d'un coup de poing, il avait accompli ce haut fait à Bautzen, en s'y trouvant sans armes, face à face avec un Saxon, en arrière de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsion domptée par l'énergie bretonne. Une sueur légère, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Cour d'Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où se trouvaient engagés un honneur, une foi, des sentiments d'une importance supérieure à celle des liens sociaux, et résultant d'un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère.

      Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d'observer Modeste, eurent je ne sais quoi d'emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l'inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d'avis à l'oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste.

      Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu'elle savait l'épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans.

      Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste.

      Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd'hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets et ils sont dans leur droit; car la nature s'est, de tout temps, permis d'être plus forte qu'eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l'histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes.

      Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n'offrait pas un nuage, l'air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr'ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d'un peintre en présence de la Margherita Doni, l'une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions?.. Vous connaissez la cage, voici l'oiseau.

      Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu'une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l'appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l'être et s'épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d'or pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d'Ève, les blondes célestes, et dont l'épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l'hiver ou s'épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l'œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabouts et bouclés à l'anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu'à la placidité, quoique lumineux de pensée; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d'une netteté si transparente? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d'un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d'enfant, en montraient alors toute la malice et toute l'innocence, en harmonie avec l'arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l'ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d'une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le cou, alors penché, presque frêle, d'un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci.