Pour une fois cependant nous laissons la politique tranquille. Encore préoccupé de notre traversée d'hier, j'ai remis sur le tapis ce village du Puget-Maure, entrevu de loin et si étrangement perché.
– «Drôle d'idée de vouloir vous perdre dans ce paradis des couleuvres. Le Puget n'est même plus un village. Il y a cent ans, je ne dis pas. Mais depuis, ce qu'il pouvait rester de bon là-haut, terre et habitants, est descendu en plaine. Le roc seul persiste, avec une vingtaine de familles qui font semblant de cultiver ce que la pluie a laissé dans les creux. Et quelles familles! des gens à figure de bohémiens qui ne se marient qu'entre eux, par fierté, disent-ils, mais aussi par misère. Tout ce vilain monde n'aurait qu'à mourir de sa belle faim. Seulement les femmes, un peu sorcières, vont à la ville les jours de marché vendre des fromageons et des plantes de montagne. Les hommes, eux, braconnent malgré les gendarmes, et la poudre ne leur coûte pas cher.»
Patron Ruf ne se doute pas qu'en disant du mal du Puget-Maure, il ne fait qu'augmenter mon désir.
– «Vous ne trouverez même plus de route. Il en existait une autrefois. L'orage l'a changée en ravine, et les gens du Puget se croient trop grands seigneurs pour faire métier de cantonniers.»
Mon obstination pourtant a fini par vaincre les résistances de patron Ruf, qui, Romain dans le sang, hait par instinct ces races bédouines, et, vieil homme de mer, considère comme une aventureuse expédition cette marche de quelques heures en montagne.
Patron Ruf s'est même rappelé fort à propos qu'il possédait là-haut un ami.
– «Un ancien capitaine caboteur, brave homme, mais à moitié fou, qui s'est mis en tête d'aller vivre au Puget-Maure avec sa fille. Ils habitent le château. Vous verrez ce château: je ne le changerais pas pour le mien.»
Que patron Ruf déverse à l'aise son mépris sur le Puget-Maure!
L'important c'est qu'aussitôt le beau temps revenu, il doit me conduire en barque jusqu'à la calanque d'Aygues-Sèches, où tombe le Riou qui passe au Puget. Je pourrai de là, paraît-il, en remontant le lit du torrent, gagner le village sans trop de peine. Les torrents, ici comme en Grèce, sont encore, pendant l'été, les plus praticables des chemins.
V
LA CALANQUE
Patron Ruf m'a ménagé une surprise.
Pendant que nous irons par mer, Tardive, montée sur Arlatan avec Ganteaume en croupe, portera, par le sentier ordinaire, il en existe un décidément, mes bagages jusqu'au Puget. Puis Tardive reviendra seule, me laissant Ganteaume comme société pour une quinzaine. C'est l'époque où patron Ruf éprouve le besoin d'aller pêcher du corail, et Ganteaume, ne l'accompagnant pas, lui devient inutile.
Patron Ruf, cependant, ne pardonne pas encore au Puget.
Il profite de ce que nous sommes seuls sur l'eau bleue pour recommencer sa diatribe. Mais au lieu d'attaquer de face, il y arrive par un détour.
Patron Ruf me raconte, pourquoi me raconte-t-il cela? que le coin de golfe où nous naviguons recouvre une ville disparue, on ne sait quand, du temps de «la louve de marbre!» Lorsque la mer, comme aujourd'hui, est très unie, on aperçoit distinctement des murs de cirque, des colonnes. – «Tout un Arles, là-bas, à dix brasses. Regardez plutôt!» Je regarde et n'arrive guère à distinguer, avec de gros oursins roulant sur leurs piquants et des poissons aux reflets de métal, qu'un fond montueux noir d'algues flottantes.
Patron Ruf, plus heureux, découvre toute sorte de choses. Il s'exalte. Il parle de coupes d'argent, de dieux en bronze, autrefois ramenés dans le filet des pêcheurs, d'une jarre pareille à un bloc de rocher sous sa couche de coquillages, mais pleine de pièces d'or, qu'un enfant trouva, roulée dans le sable, un lendemain de tempête. – «Ah! si tout l'or caché qui dort inutile paraissait au jour!» Et, vieux républicain en qui revit l'âme des Gracques, le voilà pétrissant le monde à sa fantaisie, un monde où chacun naîtrait riche, où les braves gens seraient heureux.
Si pourtant, quelque matin, en jetant le «gangui», il accrochait, lui aussi, un bout de trésor? on saurait s'en servir tout comme un autre. – «Nous voyez-vous, moi en monsieur, Tardive en dame et Ganteaume avec des escarpins vernis!»
Attention: patron Ruf se raille lui-même; et quand un Provençal se raille, il n'est jamais long à railler quelqu'un autre.
Maintenant c'est aux gens du Puget-Maure qu'en a patron Ruf. Ils possèdent eux aussi un trésor, et c'est ce qui les rend si fiers, une chèvre en or qu'on rencontre la nuit broutant la mousse des montagnes. Jamais personne n'a pu la prendre tant elle court vite. Mais l'espoir fait vivre quoiqu'il engraisse peu; et si les Mouresq, comme on les appelle, sont tous maigres, c'est que, depuis longtemps, pécaïre! ils ne vivent guère que d'espoir.
Patron Ruf, ayant cette fois tout dit, se mit à rire silencieusement, les dents serrées sur son tuyau de pipe. Il riait encore en débarquant au bas des falaises d'Aygues-Sèches. Il s'arrêta seulement de rire pour notre déjeuner d'adieu préparé d'avance par Tardive, et que nous augmentâmes de quelques douzaines d'arapèdes noblement moussus, cueillis au couteau dans les roches.
VI
DANS LE VALLON
Patron Ruf m'a dit: «Le vallon passe juste sous le village; en le remontant tout droit, au bout de deux petites heures, vous serez rendu au Puget.»
Un berger de quinze ans qui, laissant son chien faire la garde, s'amusait à tailler en figurines les nodosités baroques d'un bâton de caroubier, confirme ces renseignements.
Le voyage est charmant d'abord dans ce lit de torrent qui, au lieu d'eau, roule sous la brise venue de la mer ses grandes fleurs et ses herbes grises.
Par malheur, ni patron Ruf, ni le berger, ne m'ont averti d'un point important. C'est qu'un peu plus haut, l'orage, mauvais ingénieur, a laissé en route les trois quarts au moins des cailloux roulés et des rochers que son flot boueux devait charrier à la grève. De sorte que, maintenant, ma marche vers le Puget-Maure n'est plus qu'une série de périlleuses escalades à travers des cascades sèches, amas de pierrailles et de blocs traîtreusement polis que rend plus glissants encore un tapis d'aiguilles de pins.
Combien durèrent les deux heures? je l'ignore! le temps passe vite lorsqu'on fait ce ridicule métier de s'accrocher, sans repos ni trêve, des pieds, aux aspérités de la pierre, des mains, à quelque touffe de ciste, de lentisque, à quelque branche de figuier sauvage, dont les feuilles froissées m'entêtaient de leur forte odeur.
Toujours est-il que le soleil, violent encore, baissait déjà quand à un détour le Puget-Maure m'apparut. Il me semblait tout près, à portée de la main, derrière ce dernier promontoire. Mais le promontoire franchi, un autre aussitôt se dressait, puis disparaissait, laissant voir ce fantastique petit village que je m'imaginais toujours être sur le point d'atteindre, et qui, à chaque fois, s'éloignait.
Le paysage avait changé. Je m'en aperçus seulement à l'heure où, à bout d'énergie, je m'étendis, le dos dans l'herbe, sous un bloc.
Ce n'étaient plus les blancheurs calcaires des falaises au bord du golfe; mais – comme si un antique volcan eût déversé là ses coulées – deux hautes murailles porphyriques dont les innombrables paillettes s'allumaient aux reflets rouges du couchant. Sur ce terrain de feu où les rayons se concentraient: une végétation africaine, de grands aloès, des cactus, et, çà et là, martyr écorché, le tronc saignant d'un chêne-liège. La chaleur devenue intense, à la tombée du jour, faisait partout craquer les écorces, pleurer les résines, et se mourir dans un crescendo exaspéré l'aride chanson des cigales.
Il faut croire que je m'endormis.
Je m'endormis, et fis tout de suite un rêve étrange, longtemps continué, pendant lequel il me sembla vivre des années et des années.
En