II
En dépit de cette curiosité cependant, le général ne fit pas un geste plus rapide. L'habitude de la minutie militaire était trop forte chez lui pour qu'aucune émotion en triomphât. Il remit lui-même sa canne dans le porte-cannes, ôta ses gants fourrés l'un après l'autre, et les posa sur la table de l'antichambre à côté de son chapeau soigneusement placé sur le côté. Son domestique lui enleva son pardessus avec la même lenteur. Alors seulement il entra dans la pièce où ce domestique venait de lui dire que le jeune homme l'attendait depuis une demi-heure. C'était une salle d'un aspect triste et qui indiquait la simplicité d'une existence réduite à ses besoins les plus stricts. Des rayons de bois de chêne, surchargés de livres dont la seule apparence révélait des publications officielles, couraient sur deux des côtés. Des cartes et quelques trophées d'armes décoraient le reste. Un bureau placé au milieu de la pièce, étalait des papiers classés par groupes, notes du grand ouvrage que le comte préparait indéfiniment sur la réorganisation de l'armée. Deux manches de lustrine pliées avec méthode étaient posées entre les équerres et les règles. Un buste du maréchal Bugeaud ornait la cheminée garnie d'une grille où un feu de coke achevait de brûler. Cette pièce carrelée était passée au rouge et le tapis sur lequel portaient les pieds de la table les dépassait à peine. Sur cette table posait une lampe de cuivre poli, allumée en ce moment, et l'abat-jour de carton vert faisait tomber la clarté sur le visage du jeune Liauran, qui regardait le feu, assis de côté sur le fauteuil de paille et son menton appuyé sur sa main. Il était à ce point absorbé dans sa rêverie qu'il paraissait n'avoir entendu ni le roulement de la voiture, ni l'entrée du général dans la pièce. Jamais non plus ce dernier n'avait été frappé, comme à cette minute, de l'étonnante ressemblance qu'offrait la physionomie de cet enfant avec celle des deux femmes qui l'avaient élevé. Si Mme Liauran paraissait déjà plus frêle que sa mère, moins capable de suffire aux amertumes de la vie, cette fragilité s'exagérait encore chez Hubert. Son frac de drap mince, car il était en tenue de soirée avec un bouquet blanc à la boutonnière, dessinait ses minces épaules. Les doigts qu'il allongeait contre sa tempe avaient la finesse de ceux d'une femme. La pâleur de son teint, que l'extrême régularité de sa vie teintait d'ordinaire de rose, trahissait, en cette heure de tristesse, la profondeur du retentissement que toute émotion éveillait dans cet organisme trop délicat. Un cercle de nacre se creusait autour de ses beaux yeux noirs; mais, en même temps, un je ne sais quoi de très fier dans la ligne du front coupé noblement et du nez à peine busqué, le pli de la lèvre où s'effilait une moustache sombre, l'arrêt du menton frappé d'une mâle fossette, d'autres signes encore tels que la barre des sourcils froncés, trahissaient l'hérédité d'une race d'action chez l'enfant trop câliné des deux femmes solitaires. Si le général avait été aussi bon connaisseur en peinture qu'il était expert en armes, il eût certainement songé devant ce visage, à ces portraits de jeunes princes, peints par Van Dyck, où la finesse presque morbide d'une race vieillie se mélange à la persistante fierté d'un sang héroïque. Le général, après s'être arrêté quelques secondes à cette contemplation, marcha vers la table. Hubert releva cette tête charmante que ses boucles brunes, en ce moment dérangées, achevaient de rendre pareille aux portraits exécutés par le peintre de Charles Ier; il vit son parrain et se leva pour le saluer. Il était bien pris dans une taille petite, et rien qu'à la façon gracieuse dont il tendait la main, on devinait la longue surveillance des yeux maternels. Nos manières ne sont-elles pas l'œuvre indestructible des regards qui nous ont suivis et jugés durant notre enfance?
– «Tu as donc à me parler d'affaires bien graves, dit le général, allant droit au fait. Je m'en doutais, ajouta-t-il; j'ai laissé ta mère et ta grand'mère plus tristes que je ne les avais vues depuis la guerre d'Italie. Pourquoi n'étais-tu pas auprès d'elles ce soir?.. Si tu ne rends pas ces deux femmes heureuses, Hubert, tu es cruellement ingrat, car elles donneraient leur vie pour ton bonheur. – Enfin, que se passe-t-il?..»
Le général avait prononcé cette phrase en continuant à voix haute les pensées qui l'avaient tourmenté durant le trajet de la rue Vaneau à son logis. Il put voir, à mesure qu'il parlait, les traits du jeune homme s'altérer visiblement. C'était une des fatalités héréditaires du tempérament de cet enfant trop aimé, qu'un son de voix dure lui donnât toujours un petit spasme douloureux au cœur. Mais, sans doute, à la dureté de l'accent du comte Scilly s'ajoutait la dureté de la signification de ses paroles. Elles mettaient à nu, brutalement, une plaie trop vive. Hubert s'assit comme brisé; puis il répondit, d'une voix qui, un peu voilée par nature, s'assourdissait encore à cette minute. Il n'essaya même pas de nier qu'il fût la cause du chagrin des deux femmes.
– «Ne m'interrogez pas, mon parrain; je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pas coupable; seulement, je ne peux pas vous expliquer le malentendu qui fait que je leur suis un objet de peine. Je ne le peux pas… Je suis sorti plus souvent que d'habitude, et c'est là mon seul crime…
– «Tu ne me dis pas toute la vérité, répliqua Scilly, adouci, bien qu'il en eût, par l'évidente douleur du jeune homme. Ta mère et ta grand'mère te veulent par trop dans leurs jupons, cela, je l'ai toujours pensé. On t'aurait élevé plus durement si j'avais été ton père. Les femmes ne s'y entendent pas à former un homme. Mais depuis deux ans, est-ce qu'elles ne te poussent pas à aller dans le monde? Ce ne sont donc pas tes sorties qui leur font de la peine, c'est leur motif…»
En prononçant cette phrase, qu'il considérait comme très habile, le comte regardait son filleul à travers la fumée d'une petite pipe de bois de bruyère qu'il venait d'allumer, – machinale habitude qui expliquait suffisamment l'âcre atmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les joues d'Hubert se colorer d'un soudain afflux de sang qui eût été, pour un observateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n'y a qu'une allusion, ou la crainte d'une allusion sur une femme aimée, qui ait le pouvoir de troubler ainsi un jeune homme aussi évidemment pur que l'était celui-ci. Après quelques instants de cette émotion soudaine, il reprit:
– «Je vous affirme, mon parrain, qu'il n'y a dans ma conduite rien