Enfin la Division partit: à la hauteur de Madère, le préfet colonial de Pondichéry, que nous portions sur la Belle-Poule, demanda à profiter de l'avantage de marche de la frégate pour prendre les devants et préparer la réception du capitaine général Decaen102, passager sur le Marengo.
L'amiral y consentit. Le vent continuant à être bon, nous franchîmes diligemment le groupe riant des îles Canaries, couronnées par le pic aérien de Ténériffe; nous doublâmes celles du cap Vert et, dix jours après notre départ de Brest, nous étions dans les parages où règnent habituellement les calmes de la ligne équinoxiale. La cérémonie burlesque du baptême y fut d'autant plus divertissante que nous avions de fort aimables passagères. Après quelques contrariétés, le temps redevint favorable; enfin, au bout d'une traversée de cinquante-deux jours, nous nous présentâmes devant le cap de Bonne-Espérance.
Les approches de cette terre nous furent annoncées par les foux, oiseaux au long cou, à la physionomie stupide; par les damiers, dont le plumage figure les cases du jeu de ce nom, et par les albatros, qui ont des ailes de huit à dix pieds d'envergure; on en voit jusqu'à deux cent lieues de terre: les vents de la tempête, au milieu de laquelle ils semblent se jouer, provoquent leur courage, et leur force est si prodigieuse que maint berger des pâturages du Cap voit souvent enlever par eux quelque brebis qui se hasarde à s'éloigner du troupeau. Un jour, j'étais dans un petit canot suspendu à notre poupe; pendant que j'y faisais une observation astronomique, un de ces oiseaux se dirigea vers moi avec tant d'assurance que la crainte de voir mon instrument fracassé d'un coup d'aile me fit machinalement plier le corps en deux pour que mon cercle fût garanti par l'embarcation. Mon mouvement était fort naturel; mais j'avais été vu, et ce fut un texte inépuisable de plaisanteries. Mme Déhon, jeune Parisienne, renchérissait sur tous, et, toutes les fois qu'un albatros paraissait, elle me priait, en grâce, de me dérober à la vue du bipède emplumé, redoutant pour moi le sort de Ganymède, enlevé par l'oiseau de Jupiter.
Le cap de Bonne-Espérance fut pour nous le cap des Tempêtes, nom qu'il portait avant les illustres Diaz et Gama.
Nous fîmes route pour y relâcher; un coup de vent furieux s'éleva et nous en éloigna. Nous espérâmes être plus heureux à la baie de Simon103, adossée à celle du Cap; nouveau coup de vent qui se déclara à une lieue du port et qui nous rejeta au large. Là, nous rencontrâmes trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, fatigués par le mauvais temps et auxquels nous parlâmes. Ils en parurent médiocrement satisfaits, montrèrent beaucoup d'embarras dans leurs manœuvres, et s'éloignèrent de nous aussitôt qu'ils en eurent la faculté. Ils avaient bien raison, car nous sûmes depuis que déjà la guerre s'était rallumée entre les deux nations, et nous les avions laissé passer, malgré les nouvelles douteuses qui avaient précédé ou retardé notre départ. À cette même époque, les Anglais, en Europe, arrêtaient et capturaient depuis un mois, avant toute déclaration de guerre, ceux de nos navires marchands qu'ils rencontraient, naviguant sur la foi des traités. Si nous les avions imités, notre fortune était faite à tout jamais, et nous l'aurions due à la contrariété du coup de vent de Simon's bay.
La frégate revint vers la côte des Hottentots; elle s'y dirigea vers la baie de Lagoa104, située à l'est du cap de Bonne-Espérance. Un coup de vent, plus impétueux encore que les précédents, succéda, en dix minutes, au plus beau temps du monde. Décidément on eût pu croire que le Géant chanté par le Camoëns soulevait de sa terrible voix les flots contre nous. Le commandant pensa qu'il serait plus expéditif d'aller chercher, à Foulpointe105, île de Madagascar, l'eau et les vivres frais que nous cherchions pour soulager nos malades et le grand nombre de nos passagers; nous y arrivâmes assez promptement, et nous y fîmes une relâche de huit jours. C'est moi que le commandant désigna pour aller traiter de nos communications avec la terre, de l'achat de bœufs, de riz, de légumes frais et des moyens de faire notre eau. J'y trouvai un jeune roi de dix ans et un conseil de vieux ministres qui se montrèrent accommodants; bientôt nous fûmes les meilleurs amis du monde; le roi fut fêté à bord; il fut même fêté à terre, où état-major, aspirants, passagers et passagères de distinction, au nombre d'une soixantaine, nous organisâmes une partie champêtre, s'il en fut jamais, dont le plaisir, l'originalité, pourraient difficilement être surpassés. Dans sa naïve admiration, le jeune roi, nommé Tsimâon, ne cessait de s'écrier: Sarah-bé! Sarah-bé! (ah! que c'est beau, que c'est beau!)
Toutefois, la veille du départ de la frégate, la bonne intelligence fut vivement troublée entre les insulaires et nous; le dénouement fut sur le point de tourner au tragique. J'étais allé chercher douze bœufs, qui étaient payés et qui devaient être près de la plage. N'en trouvant que onze, j'allai me plaindre chez le roi; quelques-uns de ses tuteurs ou surveillants rirent beaucoup, en écoutant ma réclamation, traduite par un des Français établis à Foulpointe pour y diriger les opérations commerciales des maisons de l'Île-de-France. À vingt et un ans, on n'aime pas les mauvais plaisants; piqué au vif, je saisis le petit roi par la main, et l'emmène vers le lieu où ma chaloupe et mes chaloupiers m'attendaient. Je n'étais pas à moitié chemin qu'une dizaine de ces mêmes Français, établis à Foulpointe, accourent vers moi, arrachent Tsimâon de mes bras et m'exhortent à songer à mon salut; en effet une troupe d'une trentaine de noirs, armés de sagaies parut en avant-garde, poussant des cris affreux. Leur roi leur est rendu par mes compatriotes; mais la vengeance est dans leurs cœurs, quoique avec moins d'énergie. J'arrive à mes chaloupiers; je les range en ligne, les préparant à soutenir l'attaque; les colons français s'interposent généreusement; tout se calme, et je m'embarque sans en être venu aux mains. En me rendant à bord de la Belle-Poule, je rencontrai une pirogue; je m'en emparai, je l'emmenai à bord, et, à défaut de Tsimâon, ce furent les trois noirs, marins de la pirogue, qui furent gardés en otage jusqu'à la restitution du douzième bœuf. Tout s'arrangea ainsi; mais mon incartade, quoique motivée par un rire insultant et par une conduite méprisante, compromit la propriété des Français dans l'Île; elle mit leurs jours en danger; et ceux de mes chaloupiers et les miens, quoiqu'ils eussent été vivement défendus, furent également exposés à un péril imminent. Le commandant me fit des reproches mérités; il me loua cependant de la capture de la pirogue; mais je vis bien que le rôle d'ambassadeur n'allait pas à mon âge.
De Foulpointe, rien ne contraria plus notre route jusqu'à Pondichéry, où nous arrivâmes, cent jours après notre départ de Brest. Nous y débarquâmes nos passagers, mais les Anglais ne remirent pas la place. Ils rassemblèrent même sous Gondelour106, en vue de la Belle-Poule, une escadre de trois vaisseaux et deux frégates. Une de celles-ci, s'avançant un soir, vers nous, en faisant des démonstrations équivoques, nous nous mîmes en état de défense; on crut, un moment, qu'elle allait passer sur nos câbles; notre commandant lui héla de changer de route ou qu'il allait engager le combat; la frégate anglaise accéda et jeta l'ancre à quelque distance. Envoyé à bord, comme par étiquette, je vis les canons prêts à faire feu; chacun était à son poste, et je fus reçu avec une politesse excessivement froide. Après quelques questions réciproques, je revins à bord de la Belle-Poule, mais non sans avoir prié de remarquer que nous étions également disposés pour une action.
Notre commandant se plaignit au colonel Cullen, commandant de Pondichéry, de ces menaces d'agression, lorsqu'on avait lieu de se croire garanti par l'état de paix où nous nous trouvions. – «Vous