Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il était, ne suffit plus pour contenir ce musée hétéroclite, formé au hasard des «bonnes occasions». Mais ce fut encore une ce «bonne occasion» qui vint en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont à l'affût des étrangers opulents, lui offrit le remède à cette situation gênante. Pourquoi n'achetait-il pas un château? L'idée plut à toute la famille: un château historique, le plus historique possible, compléterait heureusement leur installation. Chichi en pâlit d'orgueil: plusieurs de ses amies avaient des châteaux dont elles parlaient avec complaisance. Luisa sourit à la pensée des mois passés à la campagne, où elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il appréhendait un peu les «saisons de villégiature» où son père l'obligerait à quitter Paris; mais, en somme, ce serait un prétexte pour y faire de fréquents retours en automobile, et il y aurait là une compensation.
Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait à l'hameçon, il lui offrit des châteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel se décida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, édifié au temps des guerres de religion, moitié palais et moitié forteresse, avec une façade italienne de la Renaissance, des tours coiffées de bonnets pointus, des fossés où nageaient des cygnes. Les pièces de l'habitation étaient immenses et vides. Comme ce serait commode pour y déverser le trop-plein du mobilier entassé dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les bâtiments exigeraient des réparations d'un prix exorbitant, et ce n'était pas pour rien que plusieurs propriétaires successifs s'étaient hâtés de revendre le château historique. Mais Marcel était assez riche pour s'offrir le luxe d'une restauration complète; sans compter qu'il nourrissait dans le secret de son cœur un regret tacite de ses exploitations argentines et qu'il se promettait à lui-même de faire un peu d'élevage dans son parc de deux cents hectares.
L'acquisition de ce château lui procura une flatteuse amitié. Il entra en relations avec un de ses nouveaux voisins, le sénateur Lacour, qui avait été deux fois ministre et qui végétait maintenant au Sénat, muet dans la salle des séances, remuant et loquace dans les couloirs. C'était un magnat de la noblesse républicaine, un aristocrate du régime démocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles de la grande Révolution, comme la noblesse à parchemins s'enorgueillit de faire remonter le sien aux croisades. Son aïeul avait été conventionnel, et son père avait joué un rôle dans la république de 1848. Lui-même, en sa qualité de fils de proscrit mort en exil, s'était attaché très jeune encore à Gambetta, et il parlait sans cesse de la gloire du maître, espérant qu'un rayon de cette gloire se refléterait sur le disciple. Lacour avait un fils, René, alors élève de l'École centrale. Ce fils trouvait son père «vieux jeu», souriait du républicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attardé; mais il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait le zèle républicain des trois générations de Lacour, lorsqu'il aurait en poche son diplôme. Marcel se sentit très honoré des attentions que lui témoigna le «grand homme»; et le «grand homme», qui ne dédaignait pas la richesse, accueillit avec plaisir dans son intimité ce millionnaire qui possédait, de l'autre côté de l'Atlantique, des pâturages immenses et des troupeaux innombrables.
L'aménagement du château historique et l'amitié du sénateur auraient rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'eût été un peu troublé par la conduite de Jules. En arrivant à Paris, Jules avait changé tout à coup de vocation; il ne voulait plus être ingénieur, il voulait être peintre. D'abord le père avait résisté à cette fantaisie qui l'étonnait et l'inquiétait; mais, en somme, l'important était que le jeune homme eût une profession. Marcel lui-même n'avait-il pas été sculpteur? Peut-être le talent artistique, étouffé chez le père par la pauvreté, se réveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce garçon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand peintre? Marcel avait donc cédé au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en fût encore qu'à ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda une installation à part, afin de travailler avec plus de liberté, et il avait consenti à l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait appartenu à un peintre étranger d'une certaine réputation. Cet atelier, avec ses annexes, était beaucoup trop grand pour un peintre en herbe; mais la rue de la Pompe était près de l'avenue Victor-Hugo, et, au surplus, cela aussi était une excellente «occasion»: les héritiers du peintre étranger offraient à Marcel de lui céder en bloc, à un prix doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.
Si Jules avait conçu l'idée de conquérir la renommée par le pinceau, c'était parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier, pourquoi ne réussirait-il pas, alors que tant d'autres réussissent sans avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc à peindre avec une sereine audace. Il aimait la peinture mièvre, élégante, léchée: – une peinture molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement à reproduire les formes féminines. – Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la Danse des Heures: c'était un prétexte pour faire venir chez lui toute une série de jolis modèles. Il dessinait avec une rapidité frénétique, puis remplissait l'intérieur des contours avec des masses de couleur. Jusque-là tout allait bien. Mais ensuite il hésitait, restait les bras ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure inspiration, il la reléguait dans un coin, tournée contre le mur. Il esquissa aussi plusieurs études de têtes féminines; mais il ne put en achever aucune.
Ce fut en ce temps-là qu'un rapin espagnol de ses amis, nommé Argensola, lequel lui devait déjà quelques centaines de francs et projetait de lui faire bientôt un nouvel emprunt, déclara, après avoir longuement contemplé ces figures floues et pâles, aux énormes yeux ronds et au menton pointu:
– Toi, tu es un peintre d'âmes!
Jules, qui n'était pas un sot, sentit fort bien la secrète ironie de cet éloge; mais le titre qui venait de lui être décerné ne laissa pas de lui plaire. A la rigueur, puisque les âmes n'ont ni lignes ni couleurs un peintre d'âmes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa conscience, le «peintre d'âmes» était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il commençait à se dégoûter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup à conserver, c'était seulement ce nom de peintre qui lui fournissait des prétextes de haute esthétique pour amener chez lui des femmes du monde enclines à s'intéresser aux jeunes artistes. Voilà pourquoi, au lieu de se fâcher contre l'Espagnol, il lui sut gré de cette malice discrète et lia même avec lui des relations plus étroites qu'auparavant.
Depuis longtemps Argensola avait renoncé pour son propre compte à manier le pinceau, et il vivait en bohème, aux crochets de quelques camarades riches qui toléraient son parasitisme à cause de son bon caractère et de la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services à ses amis. Désormais Jules eut le privilège d'être le protecteur attitré d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours à l'atelier, où il trouvait en abondance des sandwichs, des