Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/32348
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on achète encore à la porte (pour un prix assez modique, à la vérité) le droit d'entrer au théâtre, de sorte que l'étranger qu'on engage à venir au spectacle est forcé de payer son billet. Malgré, ou peut-être à cause de toutes ces formalités, l'ouverture du grand Opéra fut un événement de la plus haute importance. Dès le matin, toute la population était en agitation, et la foule s'y porta le soir avec une telle affluence que, malgré toutes les prérogatives des ambassadeurs, nous pensâmes être écrasées, ma mère et moi en y arrivant.

      La salle est fort belle, le lustre y était demeuré provisoirement et l'éclairait assez bien, mais les véritables amateurs de l'ancien régime lui reprochaient de ternir l'éclat de la couronne (On appelle la couronne la loge du Roi). C'est un petit salon qui occupe le fond de la salle, est élevé de deux rangs de loges sur une largeur de cinq à peu près, extrêmement décoré en étoffes et en crépines d'or et brillamment éclairé en girandoles de bougies. Avant l'innovation du lustre, la salle ne recevait de lumière que de la loge royale. Celle de l'ambassadeur de France était de tout temps vis-à-vis de la loge du prince de Carignan et la meilleure possible. On aurait bien été tenté de l'ôter à l'ambassadeur d'un Roi constitutionnel, mais pourtant on n'osa pas, mon père ayant fait savoir qu'il serait forcé de le trouver mauvais. Cela ne se pouvait autrement, d'après l'importance qu'on y attachait dans le pays.

      Le spectacle était comme par toute l'Italie: deux bons chanteurs étaient entourés d'acolytes détestables, de sorte qu'il n'y avait aucun ensemble. Mais cela suffisait à des gens qui n'allaient au théâtre que pour y causer plus librement. On écoutait deux ou trois morceaux, et le reste du temps on bavardait comme dans la rue; le parterre, debout, se promenait lorsqu'il n'était pas trop pressé. Un ballet détestable excitait des transports d'admiration; les décorations étaient moins mauvaises que la danse.

      Les jeunes femmes attendent l'ouverture de l'Opéra avec d'autant plus d'empressement qu'elles habitent toujours chez leur belle-mère et que, tant qu'elles la conservent, elles ne reçoivent personne chez elles. En revanche, la loge est leur domicile et, là, elles peuvent admettre qui elles veulent. Les hommes de la petite noblesse même s'y trouvent en rapport avec les femmes de la première qui ne pourraient les voir dans leurs hôtels. On entend dire souvent: «Monsieur un tel est un de mes amis de loge». Et monsieur un tel se contente de ce rapport qui, dit-on, devient quelquefois assez intime, sans prétendre à passer le seuil de la maison. L'usage des cavaliers servants est tombé en désuétude. S'il en reste encore quelques-uns, ils n'admettent plus que ce soit à titre gratuit et, hormis qu'elles sont plus affichées, les liaisons n'ont pas plus d'innocence qu'ailleurs.

      L'usage en Piémont est de marier ses enfants sans leur donner aucune fortune. Les filles ont une si petite dot qu'à peine elle peut suffire à leur dépense personnelle, encore est-elle toujours versée entre les mains du beau-père; il paye la dépense du jeune ménage, mais ne lui assure aucun revenu.

      J'ai vu le comte Tancrède de Barolle, fils unique d'un père qui avait cinq cent mille livres de rente, obligé de lui demander de faire arranger une voiture pour mener sa femme aux eaux. Le marquis de Barolle calculait largement ce qu'il fallait pour le voyage, le séjour projeté et y fournissait sans difficulté. Sa belle-fille témoignait-elle le désir de voir son appartement arrangé: architectes et tapissiers arrivaient, et le mobilier se renouvelait magnifiquement; mais elle n'aurait pas pu acheter une table de dix louis dont elle aurait eu la fantaisie. Permission plénière de faire venir toutes les modes de Paris; le mémoire était toujours acquitté sans la moindre réflexion. En un mot, monsieur de Barolle ne refusait rien à ses enfants, que l'indépendance. J'ai su ces détails parce que madame de Barolle était une française (mademoiselle de Colbert) et qu'elle en était un peu contrariée, mais c'était l'usage général. Tant que les parents vivent, les enfants restent fils de famille dans toute l'étendue du terme, mais aussi, dans la proportion des fortunes, on cherche à les en faire jouir.

      Le marquis de Barolle, dont je viens de parler, était sénateur et courtisan fort assidu de l'Empereur. Pendant un séjour de celui-ci à Turin, le marquis lui fit de vives représentations sur ce qu'il payait cent vingt mille francs d'impositions.

      «Vraiment, lui dit l'Empereur, vous payez cent vingt mille francs?

      – Oui, sire, pas un sol de moins, et je suis en mesure de le prouver à Votre Majesté, voici les papiers.

      – Non, non, c'est inutile, je vous crois; et je vous en fais bien mon compliment.»

      Le marquis de Barolle fut obligé de se tenir pour satisfait.

      Le charme que les dames piémontaises trouvent au théâtre les y rend très assidues, mais cela n'est plus d'obligation comme avant la Révolution. Quand une femme manquait deux jours à aller à l'Opéra, le Roi envoyait s'enquérir du motif de son absence et elle était réprimandée, s'il ne le jugeait pas suffisant.

      En tout, rien n'était si despotique que ce gouvernement soi-disant paternel, surtout pour la noblesse. À la vérité, il la dispensait souvent de payer les dettes qu'elle avait contractées envers les roturiers (ce qui, par parenthèse, rendait les prêts tellement onéreux que beaucoup de familles en ont été ruinées); mais, en revanche, il décidait de la façon dont on devait manger son revenu. Il disait aux uns de bâtir un château, aux autres d'établir une chapelle, à celui-ci de donner des concerts, à cet autre de faire danser, etc. Il fixait la résidence de chacun dans la terre ou dans la ville qui lui convenait. Pour aller à l'étranger, il fallait demander la permission particulière du Roi; il la donnait difficilement, la faisait toujours attendre et ne l'accordait que pour un temps très limité. Un séjour plus ou moins long dans la forteresse de Fénestrelle aurait été le résultat de la moindre désobéissance à l'intérieur. Si on avait prolongé l'absence à l'étranger au delà du temps fixé, la séquestration des biens était de droit sans autre formalité.

      Le marquis del Borgo, un des seigneurs piémontais les plus riches, souffrait tellement de rhumatismes qu'il s'était établi à Pise, ne pouvant supporter le climat de Turin. Lorsque le roi Charles Amédée fit construire la place Saint-Charles, un Biglietto regio enjoignit au marquis d'acheter un des côtés de la place et d'y faire une façade. Bientôt après un nouveau Biglietto regio commanda un magnifique hôtel dont le plan fut fourni, puis vint l'ordre de le décorer, puis de le meubler avec une magnificence royale imposée pièce par pièce. Enfin, un dernier Biglietto regio signifia que le propriétaire d'une si belle résidence devait l'habiter, et la permission de rester à l'étranger fut retirée. Le marquis revint à Turin en enrageant, s'établit dans une chambre de valet, tout au bout de son superbe appartement qu'il s'obstina à ne jamais voir mais qui était traversé matin et soir par la chèvre dont il buvait le lait. C'est la seule femelle qui ait monté le grand escalier tant que le vieux marquis a vécu. Ses enfants étaient restés dans l'hôtel de la famille.

      J'ai vu sa belle-fille établie dans celui de la place Saint-Charles; il était remarquablement beau. C'est elle qui m'a raconté l'histoire des Biglietto regio du marquis et de la chèvre. Elle était d'autant plus volontiers hostile aux formes des souverains sardes qu'elle-même, étant fort jeune et assistant à un bal de Cour, la reine Clotilde avait envoyé sa dame d'honneur, à travers la salle, lui porter une épingle pour attacher son fichu qu'elle trouvait trop ouvert.

      La marquise del Borgo, sœur du comte de Saint-Marsan, était spirituelle, piquante, moqueuse, amusante, assez aimable. Mais elle nous était d'une faible ressource; elle se trouvait précisément en position de craindre des rapports un peu familiers avec nous.

      La conduite des dames piémontaises est généralement assez peu régulière. Peut-être, au surplus, les étrangers s'exagèrent-ils leurs torts, car elles affichent leurs liaisons avec cette effronterie naïve des mœurs italiennes qui nous choque tant. Quant aux maris, ils n'y apportent point d'obstacle et n'en prennent aucun souci. Cette philosophie conjugale est commune à toutes les classes au delà des Alpes. Je me rappelle à ce propos avoir entendu raconter à Ménageot (le peintre), que, dans le temps où il était directeur des costumes à l'Opéra de Paris, il était arrivé un jour chez le vieux Vestris et l'avait trouvé occupé à consoler un jeune danseur, son compatriote, dont la femme, vive et jolie figurante, lui donnait de