Ce raisonnement, assez juste en lui-même, empruntait un surcroît d’autorité à la personne de l’orateur. M. de Villemaurin était un de ces gentilshommes qui semblent avoir été oubliés par la mort pour rappeler les âges historiques à notre temps dégénéré. Son acte de naissance ne lui donnait que soixante-dix-neuf ans; mais, par les habitudes de l’esprit et du corps, il appartenait au xvie siècle. Il pensait, parlait et agissait en homme qui a servi dans l’armée de la Ligue et taillé des croupières au Béarnais. Royaliste convaincu, catholique austère, il apportait dans ses haines et dans ses amitiés une passion qui outrait tout. Son courage, sa loyauté, sa droiture et même un certain degré de folie chevaleresque, le donnaient en admiration à la jeunesse inconsistante d’aujourd’hui. Il ne riait de rien, comprenait mal la plaisanterie et se blessait d’un bon mot comme d’un manque de respect. C’était le moins tolérant, le moins aimable et le plus honorable des vieillards. Il avait accompagné Charles X en Écosse après les journées de juillet; mais il quitta Holy-Rood au bout de quinze jours de résidence, scandalisé de voir que la cour de France ne prenait pas le malheur au sérieux. Il donna alors sa démission et coupa pour toujours ses moustaches, qu’il conserva dans une sorte d’écrin avec cette inscription: Mes moustaches de la garde royale. Ses subordonnés, officiers et soldats, l’avaient en grande estime et en grande terreur. On se racontait à l’oreille que cet homme inflexible avait mis au cachot son fils unique, jeune soldat de vingt-deux ans, pour un acte d’insubordination. L’enfant, digne fils d’un tel père, refusa obstinément de céder, tomba malade au cachot, et mourut. Ce Brutus pleura son fils, lui éleva un tombeau convenable et le visita régulièrement deux fois par semaine sans oublier ce devoir en aucun temps ni à aucun âge; mais il ne se courba point sous le fardeau de ses remords. Il marchait droit, avec une certaine roideur; ni l’âge ni la douleur n’avaient voûté ses larges épaules.
C’était un petit homme trapu, vigoureux, fidèle à tous les exercices de sa jeunesse; il comptait sur le jeu de paume bien plus que sur le médecin pour entretenir sa verte santé. A soixante et dix ans, il avait épousé en secondes noces une jeune fille noble et pauvre. Il en avait eu deux enfants, et il ne désespérait pas de se voir bientôt grand-père. L’amour de la vie, si puissant sur les vieillards de cet âge, le préoccupait médiocrement, quoiqu’il fût heureux ici-bas. Il avait eu sa dernière affaire à soixante et douze ans, avec un beau colonel de cinq pieds six pouces: histoire de politique selon les uns, de jalousie conjugale selon d’autres. Lorsqu’un homme de ce rang et de ce caractère prenait fait et cause pour M. L’Ambert, lorsqu’il déclarait qu’un duel entre le notaire et Ayvaz-Bey serait inutile, compromettant et bourgeois, la paix semblait être signée d’avance.
Tel fut l’avis de M. Henri Steimbourg, qui n’était ni assez jeune, ni assez curieux pour vouloir à tout prix le spectacle d’une affaire; et les deux Turcs, hommes de sens, acceptèrent un instant la réparation qu’on leur offrait. Ils demandèrent toutefois à conférer avec Ayvaz, et l’ennemi les attendit sur pied tandis qu’ils couraient à l’ambassade. Il était quatre heures du matin; mais le marquis ne dormait plus guère que par acquit de conscience, et il avait à cœur de décider quelque chose avant de se mettre au lit.
Mais le terrible Ayvaz, aux premiers mots de conciliation que ses amis lui firent entendre, se mit dans une colère turque.
– Suis-je un fou? s’écria-t-il en brandissant le chibouk de jasmin qui lui avait tenu compagnie. Prétend-on me persuader que c’est moi qui ai donné un coup de nez dans le poing de M. L’Ambert? Il m’a frappé, et la preuve, c’est qu’il offre de me faire des excuses. Mais qu’est-ce que les paroles, quand il y a du sang répandu? Puis-je oublier que Victorine et sa mère ont été témoins de ma honte?.. O mes amis, il ne me reste plus qu’à mourir si je ne coupe aujourd’hui le nez de l’offenseur!
Bon gré, mal gré, il fallut reprendre les négociations sur cette base un peu ridicule. Ahmed et le drogman avaient l’esprit assez raisonnable pour blâmer leur ami, mais le cœur trop chevaleresque pour l’abandonner en chemin. Si l’ambassadeur, Hamza-Pacha, se fût trouvé à Paris, il eût sans doute arrêté l’affaire par quelque coup d’autorité. Malheureusement, il cumulait les deux ambassades de France et d’Angleterre, et il était à Londres. Les témoins du bon Ayvaz firent la navette jusqu’à sept heures du matin entre la rue de Grenelle et la rue de Verneuil sans avancer notablement les choses. A sept heures, M. L’Ambert perdit patience et dit à ses témoins:
– Ce Turc m’ennuie. Il ne lui suffit pas de m’avoir soufflé la petite Tompain; monsieur trouve plaisant de me faire passer une nuit blanche! Eh bien, marchons! Il pourrait croire à la fin que j’ai peur de m’aligner avec lui. Mais faisons vite, s’il vous plaît, et tâchons de bâcler l’affaire ce matin. Je fais atteler en dix minutes, nous allons à deux lieues de Paris; je corrige mon Turc en un tour de main et je rentre à l’étude, avant que les petits journaux de scandale aient eu vent de notre histoire!
Le marquis essaya encore une ou deux objections; mais il finit par avouer que M. L’Ambert avait la main forcée. L’insistance d’Ayvaz-Bey était du dernier mauvais goût et méritait une leçon sévère. Personne ne doutait que le belliqueux notaire, si avantageusement connu dans les salles d’armes, ne fût le professeur choisi par la destinée pour enseigner la politesse française à cet Osmanli.
– Mon cher garçon, disait le vieux Villemaurin en frappant sur l’épaule de son client, notre position est excellente, puisque nous avons mis le bon droit de notre côté. Le reste à la grâce de Dieu! L’événement n’est pas douteux; vous avez le cœur solide et la main vite. Souvenez-vous seulement qu’on ne doit jamais tirer à fond; car le duel est fait pour corriger les sots et non pour les détruire. Il n’y a que les maladroits qui tuent leur homme sous prétexte de lui apprendre à vivre.
Le choix des armes revenait de droit au bon Ayvaz; mais le notaire et ses témoins firent la grimace en apprenant qu’il choisissait le sabre.
– C’est l’arme des soldats, disait le marquis, ou l’arme des bourgeois qui ne veulent pas se battre. Cependant va pour le sabre, si vous y tenez!
Les témoins d’Ayvaz-Bey déclarèrent qu’ils y tenaient beaucoup. On fit chercher deux lattes ou demi-espadons à la caserne du quai d’Orsay, et l’on prit rendez-vous pour dix heures au petit village de Parthenay, vieille route de Sceaux. Il était huit heures et demie.
Tous les Parisiens connaissent ce joli groupe de deux cents maisons, dont les habitants sont plus riches, plus propres et plus instruits que le commun de nos villageois. Ils cultivent la terre en jardiniers et non en laboureurs, et le ban de leur commune ressemble, tous les printemps, à un petit paradis terrestre. Un champ de fraisiers fleuris s’étend en nappe argentée entre un champ de groseilliers et un champ de framboisiers. Des arpents tout entiers exhalent le parfum âcre du cassis, agréable à l’odorat des concierges. Paris achète en beaux louis d’or la récolte de Parthenay, et les braves paysans que vous voyez cheminer à pas lents, un arrosoir dans chaque main, sont de petits capitalistes.
Ils mangent de la viande deux fois par jour, méprisent la poule au pot et préfèrent le poulet à la broche. Ils payent le traitement d’un instituteur et d’un médecin communal, construisent sans emprunt une mairie et une église et votent pour mon spirituel ami le docteur Véron aux élections du corps législatif. Leurs filles sont jolies, si j’ai bonne mémoire. Le savant archéologue Cubaudet, archiviste de la sous-préfecture de Sceaux, assure que Parthenay est une colonie grecque et qu’il tire son nom du mot Parthénos, vierge ou jeune fille (c’est tout un chez les peuples polis). Mais cette discussion nous éloignerait du bon Ayvaz.
Il arriva le premier au rendez-vous, toujours colère. Comme il arpentait fièrement la place du village, en attendant l’ennemi! Il cachait sous son manteau deux yatagans formidables, excellentes lames de Damas. Que dis-je, de Damas? Deux lames japonaises, de celles qui coupent une barre de fer aussi facilement qu’une asperge, pourvu qu’elles soient emmanchées au bout d’un bon bras. Ahmed-Bey et le fidèle drogman suivaient leur ami et lui donnaient