La tulipe noire. Dumas Alexandre. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dumas Alexandre
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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vont m'envoyer au camp.

      Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole.

      – Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le Taciturne; soleil, gare à tes rayons!

      Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.

      V

      L'AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN

      Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins.

      Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.

      Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres.

      Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose, but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin et chaque soir.

      Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une indispensable description.

      Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette maison renfermait un mortel heureux.

      Ce mortel heureux, rara avis, comme dit Juvénal, était le docteur van Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de Dordrecht.

      M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de 1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins, hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la province donnant un revenu de dix mille florins environ.

      Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils en l'embrassant pour la dernière fois:

      – Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien certainement finira mal.

      Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père.

      Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain, voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau les Sept Provinces, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut arrivé à une portée du mousquet du vaisseau le Prince, sur lequel se trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se retirer à bord du Saint-Michel; lorsqu'il eut vu le Saint-Michel, brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il eut vu sauter un vaisseau, le Comte de Sandwick, et périr dans les flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre, que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être heureux, assez pour ne l'être pas.

      En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus élégantes et des plus coûteuses.

      Il aima les tulipes.

      C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de donner de la jalousie à Dieu.

      Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de mynheer1 van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries et les bibliothèques


<p>1</p>

Mynheer: monsieur