Maître Folgat fronçait les sourcils. Il eût voulu la marquise plus mesurée. Cependant il ne pouvait se dispenser de la soutenir.
– Ces messieurs du parquet, prononça-t-il d'un ton d'oracle, regretteront peut-être d'avoirété si prompts.
Heureusement, un jeune garçon qui portait pour toute livrée une casquette à galon d'or s'approcha de Mme de Boiscoran.
– La voiture de monsieur de Chandoré est là, dit-il, aux ordres de madame la marquise.
– Je suis à vous, mon petit ami, dit-elle au jeune garçon. (Et saluant les braves Sauveterriens, interloqués de son assurance): Excusez-moi de vous quitter si brusquement, dit-elle, mais monsieur de Chandoré m'attend. J'espère d'ailleurs avoir, cet après-midi même, le plaisir de vous rendre visite… au bras de mon fils.
La maison de Chandoré, pour parler comme à Sauveterre, est bâtie de l'autre côté de la place du Marché-Neuf, tout au sommet de la rue de la Rampe, une rue qui n'est guère plus praticable qu'un escalier et dont M. Séneschal, le maire, ne cesse de demander la rectification au conseil municipal, qui ne se lasse pas de la lui refuser.
C'est une construction toute moderne, gauche, massive, et flanquée d'une prétentieuse tourelle à toit pointu, que le radical docteur Seignebos appelle une perpétuelle menace du système féodal. Il est certain que les Chandoré affichaient autrefois de hautes prétentions nobiliaires, le dédain profond de quiconque n'avait pas eu des ancêtres aux croisades, et la haine de toutes les idées qui datent de la Révolution.
Mais s'ils avaient jamaisété redoutables, ils avaient depuis longues années cessé de l'être. De cette grande famille, une des plus nombreuses de Saintonge et des plus puissantes, il ne restait plus qu'un vieillard, le baron de Chandoré, et une enfant, sa petite-fille, la fiancée de Jacques de Boiscoran.
Deniseétait orpheline. Elle n'avait pas trois ans, lorsqu'à moins de cinq mois d'intervalle elle perdit son père, tué en duel, à la suite d'une discussion futile, et sa mère, une demoiselle de Lavarande, qui n'eut pas l'énergie de survivre à l'homme qu'elle avait aimé. Ce fut, certes, pour l'enfant, un immense malheur; mais ni les soins ni la tendresse ne lui manquèrent. Sur elle seule son grand-père reporta toutes ses affections et toutes ses espérances, et les deux sœurs de sa mère, les demoiselles de Lavarande, déjà d'un certainâge, prirent la résolution définitive de ne se jamais marier, afin de se consacrer plus exclusivement à leur nièce.
Dès cetteépoque, les deux bonnes demoiselles avaient demandé à M. de Chandoré à venir demeurer avec lui. Il avait rejeté bien loin leurs propositions, déclarant que, sa petite-filleétant à lui seul, il prétendait, sarpejeu! la garder pour lui seul. Il trouvait déjà bien beau, ajoutait-il, de permettre aux demoiselles de Lavarande de s'occuper de Denise et de passer avec elle toutes les journées.
De ce différend devait naître et naquit en effet, entre les tantes et le grand-père, une rivalité qui se traduisit par les plusétonnantes exagérations. Ce fut à qui capterait, et dame!, par n'importe quels moyens, la première place dans l'affection de la petite fille, à qui déroberait une de ses caresses ou achèterait le plus cher un de ses sourires. À cinq ans, Denise avait eu tous les joujoux qui ontété inventés. À dix ans, elleétait rassasiée de robes et ne savait plus où mettre ses bijoux.
Du soir au lendemain, pour ainsi dire, on avait vu se métamorphoser M. de Chandoré. Brusque, sévère, dur, il avait, sans transition, tourné au «papa gâteau». Il avaitéteint l'éclat métallique de ses yeux, fixé sur ses lèvres un perpétuel sourire et donné à sa voix ces inflexions mignardes que prennent les nourrices. On ne rencontrait que lui, par les rues, en courses pour sa petite-fille, trottant de la boutique du pâtissier au magasin du marchand de jouets. Il invitait les petites amies, organisait des dînettes, poussait le cerceau ou le volant, et même, au besoin, menait les rondes.
Denise fronçait-elle le sourcil, il tressautait. Toussait-elle, il devenait tout pâle. Elle fut malade, une fois, elle eut la rougeole: il resta douze nuits sans se coucher et fit venir de Paris des médecins qui lui rirent au nez.
Eh bien! les demoiselles de Lavarande trouvaient encore le moyen de dépasser les folies de M. de Chandoré. Certes, si Denise apprit quelque chose, c'est bien parce qu'elle le voulut absolument, tant au moindre signe d'impatience ellesétaient disposées à congédier le professeur d'écriture ou la maîtresse de piano.
C'est en haussant lesépaules que Sauveterre assistait à ce spectacle. «Quelleéducation pitoyable! disaient les dames de la société. On n'a pas idée d'une faiblesse pareille. C'est un joli service qu'on rend à cette enfant.»
Il est sûr que tant et de si incroyables gâteries, cette aveugle soumission et ces adorations perpétuelles couraient grand risque de faire de Denise la plus désagréable petite personne qui se pût voir. Pas du tout. Il est de ces naturels si heureux que rien ne saurait les pervertir. Et d'ailleurs, elle fut peut-être préservée du danger par son excès même.
Plusâgée, elle disait en riant: «Grand-père Chandoré, tantes Lavarande et moi, nous faisons tout ce que je veux.»
Ce n'était là qu'une plaisanterie. Jamais jeune fille ne récompensa, par des qualités si rares et si exquises, de plus pures affections.
Elle vivait donc heureuse et insoucieuse, et elle venait d'avoir dix-sept ans lorsqu'arriva le grandévénement de sa vie.
M. de Chandoré, ayant un matin rencontré Jacques de Boiscoran, dont l'oncle avaitété son ami, l'invita à dîner. Jacques accepta l'invitation; il vint. Mlle Denise le vit et… l'aima. De ce moment et pour la première fois, elle eut un secret que ne connurent ni grand-père Chandoré ni tantes Lavarande, et, pendant deux ans, ses fleurs et ses oiseaux furent les seuls confidents de cet amour qui grandissait au fond de sonâme, doux comme le rêve, idéalisé par l'absence et poétisé par le souvenir. Car Jacques fut deux ans sans voir…
Mais aussi, le jour où il vit clair, étourdi de son bonheur, ébloui des perspectives qui s'offraient à lui, il sentit que sa destinéeétait fixée. Aussi n'hésita-t-il pas; et, à moins d'un mois de là, son père, le marquis de Boiscoran, faisait le voyage de Sauveterre pour demander la main de Mlle Denise.
Ah! ce fut un rude coup pour grand-père Chandoré. Certes, il n'avait pasété sans songer souvent au mariage de sa petite-fille, sans en parler quelquefois, sans lui dire, à elle-même, qu'il se faisait vieux et qu'il se sentirait soulagé d'une grosse inquiétude quand il lui aurait trouvé un bon mari. Mais il parlait de cela comme d'une chose lointaine, comme il parlait de mourir, par exemple.
La démarche de M. de Boiscoran l'éclaira sur ses véritables sentiments. La pensée de donner Denise, de la voir lui préférant un homme, d'abord, puis des enfants qu'elle aurait de cet homme, lui fit horreur.
Pour bien peu, il eût jeté dehors l'ambassadeur. Cependant il se contraignit et répondit qu'il ne pouvait rien prendre sur lui et qu'il lui fallait consulter sa petite-fille. Il gardait encore l'espoir qu'elle repousserait cette demande.
Pauvre grand-père! Aux premiers mots qu'il hasarda:
– Quel bonheur! s'écria la jeune fille. Mais je m'y attendais.
Sans doute pour cacher une larme qui jaillit brûlante de ses yeux, M. de Chandoré baissa la tête.
– Ce mariage se fera donc, murmura-t-il.
Déjà, un peu consolé par la joie qu'il avait vu briller dans les yeux de sa petite-fille, il enétait à se reprocher son féroceégoïsme et à se gourmander de ne pas s'estimer très heureux lorsque Deniseétait si contente.
Jacques avait doncété admis à faire officiellement sa cour, et l'avant-veille de l'incendie du Valpinson, après une longue délibération, où l'on avait calculé le temps strictement nécessaire aux emplettes et à l'achèvement du trousseau,