Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu'il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.
Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.
Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.
Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.
Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est Tribordais et l'autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.
Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d'être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.
Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.
Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.
Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre femme n'aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de son époux.
Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut la sage précaution d'ordonner à ses hommes de ne donner au malade que des boissons rafraîchissantes. Sa ration d'eau-de-vie fut soigneusement retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu'avait prescrit le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à augmenter l'intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut faite à tout autre que le matelot d'Alain et le demi-médecin, d'approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours contre la mort.
Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le camarade d'Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que le malade avait succombé.
On se figurerait difficilement l'impression que produisit cette nouvelle sur Vauchel:
«Mon pauvre matelot! s'écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute l'une que l'autre!… C'était bien la peine de lui faire boire ma ration d'eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir comme ça!»
Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d'eau-de-vie, malgré la défense que j'avais faite?
– Pardié, capitaine, c'était la faiblesse qui le tuait, et je voulais lui rendre sa force.
– Malheureux, c'est toi qui l'as tué!
– Moi qui l'as tué! quoi! c'est moi qui as tué Alain, mon matelot! moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver de la mort....
– Oui, misérable, c'est toi, c'est l'eau-de-vie, ou plutôt le poison que tu lui as fait boire, qui a redoublé l'effet de son mal.
– Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s'adressait au passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine me dit là? est-il possible que j'aie empoisonné mon pauvre matelot?
– C'est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal; mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui avez données, il vivrait encore.»
Cette réponse sembla attérer le matelot d'Alain. Sans chercher à s'excuser, il descendit dans le logement de l'équipage. Ceux de ses camarades qui s'efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions et les menaces du capitaine furent vaines pour l'engager ou le forcer à prendre quelque nourriture.
Une fièvre cérébrale, produite par l'exaltation de sa douleur, se déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son délire, il répétait sans cesse: «Moi qui as tué ce pauvre Alain! Moi qui deux fois l'avais sauvé en me jetant à la mer après lui!… Ah bien, oui!… Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c'est vrai que c'est ce que je t'ai donné sur ma ration, qui t'a fait du mal, matelot?… Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C'est donc moi qui t'ai donné le coup de la mort!… Ah! mon Dieu, que je suis malheureux!…»
Le matelot d'Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de son capitaine sur l'imprudence de sa conduite.
L'homme se résigne facilement à supporter et à