– Ah ! fichtre !
– … Là-dessus mon sergent Broutavoine était mal à l’aise, comme tu peux croire. Il cherche de la main droite son briquet, de la gauche il attrape la panthère par les cheveux… ou, si tu préfères, par une oreille et par les poils tout autour… Il tire de son côté, elle tire du sien. Finalement elle emporte le morceau, qui n’était pas bien gros (par bonheur !) et pousse un cri fait comme le miaulement de trois cents chats en colère… Le sergent saute debout sur ses pieds, lire son briquet et le lui met dans la gorge en criant : “À moi : les amis !” On court, on arrive, on le trouve couché sous elle et couvert de sang… elle l’avait jeté par terre et voulait le dévorer. Lui, pas bête, lui tenait la gueule en l’air en serrant de toutes ses forces.
– Et après ?
– Après ?… Eh bien, pendant que la panthère le griffait et le mordait, Pouscaillou est venu par derrière et lui a brûlé la cervelle d’un coup de fusil…
– Au sergent ?
– Mais non, Dumanet. Tu ne comprends donc rien ? Pas au sergent, à la panthère.»
Je répliquai :
«Pitou, tu vois bien que le sergent Broutavoine s’en est tiré, puisqu’il est devenu lieutenant et qu’il a fallu un coup de mitraille pour le tuer en Crimée.»
Pitou secoua la tête.
«Il s’en est tiré, dit-il… oui, si l’on veut ; mais, pendant plus de six semaines, il ne pouvait pas s’asseoir ni se coucher, excepté sur le côté gauche, et encore !…
– Pour lors, Pitou, tu as peur de rencontrer des panthères ?»
Il hésita.
«Mon Dieu ! J’ai peur… et je n’ai pas peur ; ça dépend… À dix pas, avec mon fusil bien épaulé, le doigt sur la détente, en plein jour…
– Qu’est-ce que tu ferais ?
– Est-ce que je sais, moi ? Je ferais de mon mieux. Et si c’était le soir, couché dans l’herbe comme le sergent Broutavoine, alors, oh ! alors, je rentrerais avec plaisir dans la caserne pour me coucher.»
Je levai les épaules et je dis :
«Pitou ! tu es mon ami, mais tu me fais de la peine !
– Pourquoi, Dumanet ?
– Parce que, mon vieux Pitou, si tu as peur des panthères, qu’est-ce que tu feras donc quand tu te trouveras nez à mufle avec les lions ?»
Il me dit bonnement :
«Je ferai avec les lions ce que je ferais avec les panthères. Je rentrerai dans la caserne.
– Oh ! Pitou !
– De quoi, Dumanet ?… Quand on rencontre un mauvais gueux sur sa route qui a quatre pistolets à cinq coups chacun et quarante fusils chargés à balle, est-ce qu’on va lui chercher querelle ? Est-ce qu’on va se faire tuer ou estropier ?
– Oui, mais le lion…
– Le lion, dit Pitou avec force, a quatre pattes, et cinq griffes à chaque patte, et quarante dents au fond de la gueule… C’est comme s’il était toujours prêt à faire feu de soixante cartouches à bout touchant… Tu aimerais ça, Dumanet ?
– Moi ! oui, assez.
– Eh bien, pas moi, Dumanet ! Et tu dis qu’il y a des lions dans ton désert ?
– Ce n’est pas moi qui dis ça, c’est le capitaine Chambard ; et encore il dit approximativement, tu sais. Hier, par exemple, en prenant son absinthe, il racontait au capitaine Caron que les lions gardent les portes du désert.
– Oh ! s’écria Pitou, est-ce que le désert a des portes ?»
Je répondis :
«Faut croire, puisque les lions les gardent. Est-ce que tu as jamais vu une porte sans portier ?
– Ça, jamais ! dit Pitou ; j’aurais plutôt vu un portier sans porte. Comme ça, Dumanet, c’est donc les lions qui ferment la porte du désert ?
– Comme tu dis.
– Mais alors, Dumanet, c’est donc pas des lions, ceux de ce pays, c’est donc des cloportes ?»
Il se mit à rire et moi aussi, et aussi la mère Mouilletrou, qui nous écoutait.
Je lui dis :
«Pitou, je ne t’avais jamais vu faire de calembours. Où as-tu pris celui-là ?
– C’est vrai, dit modestement Pitou. Le calembour n’est pas de moi. Il est du capitaine Chambard.»
Je dis encore :
«Ça ne fait rien, Pitou. Il est très bon, le calembour. C’est le capitaine Chambard qui l’a fait, mais le général voudrait bien en faire autant… Pour conclure, veux-tu venir avec moi prendre le désert ?
– Malgré les panthères et les lions ? dit Pitou… ça demande réflexion !»
Mais, comme il réfléchissait, nous entendîmes tout à coup des cris épouvantables et nous vîmes plus de trois cents Arabes ou moricauds de toute espèce, hommes, femmes et enfants, qui venaient en courant de toutes leurs forces dans la rue et criant :
«Le lion ! voici le lion !»
II. Ibrahim
De tous côtés on se sauvait, – le caïd en tête et le chaouch en queue. On fermait les portes des boutiques, on invoquait Allah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, tout le monde avait l’air sens dessus dessous.
La veuve Mouilletrou elle-même prit la parole et dit :
«Mes enfants, c’est pas tout ça. Le lion va venir. Vous ne comptez pas sans doute que je vais laisser ma boutique ouverte pour lui offrir un mêlé-cass ?… Allez-vous-en tout à fait ou rentrez ! Je vais fermer la porte.»
Pitou répondit :
«Madame Mouilletrou, c’est bien parlé. Je rentre, et nous allons fermer.»
Mais moi, ça m’humilia. Je dis à mon tour :
«Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme c’est fait, un lion.
– Pas possible !» cria Pitou étonné.
Je répliquai :
«Si possible, Pitou, que c’est vrai.»
Il me dit encore :
«Tu me lâches donc ?
– Ce n’est pas moi qui te lâche, Pitou, c’est toi qui me lâches ; et l’on dira dans tout l’univers, quand on saura ce qui s’est passé : “Ce n’est pas Dumanet qui a lâché Pitou, en face du lion, c’est Pitou qui a lâché Dumanet.”»
Pitou serra les poings.
«Alors, ça serait