Le souper au Grand-Quinze ne le tentait pas du tout. Il était entré au bal, parce qu’il avait rencontré sur le boulevard Ernest Pibrac qui l’avait entraîné, et il ne tenait pas à enterrer sa vie de garçon dans un cabinet de restaurant.
Après avoir rajustée sa cravate, son gilet et son habit que le fuyard, en l’étreignant, avait fortement fripés, il s’empressa de regagner le corridor des premières.
Il n’y rencontra ni Alain, ni le double-blanc, comme disait Pibrac; mais il n’eut qu’à écouter pour apprendre que la cause de la bousculade était un vulgaire filou surpris en flagrant délit de vol à la tire par un monsieur qui sans doute s’était vite consolé de la perte de son portefeuille, car au lieu de poursuivre le voleur, qu’il avait laissé échapper, il s’était prestement éclipsé.
Hervé ne s’attarda point à entendre les commentaires qu’on faisait entendre autour de lui sur cet incident. Il avait hâte de partir et il s’en alla réclamer son pardessus qu’il avait confié à l’ouvreuse de la loge où ses compagnons étaient restés. Il arriva juste au moment où ils en sortaient pour mener à la Maison d’Or un lot de soupeuses recrutées au hasard, et il eut toutes les peines du monde à se défendre d’être de la fête. Il lui fallut même, bon gré mal gré, les accompagner pendant le court trajet de la rue Le Peletier à la rue Laffitte.
C’était si près que toute la bande fit le voyage à pied par le boulevard.
Pibrac s’était accroché au bras d’Hervé et s’évertuait à lui démontrer qu’il ne pouvait pas décemment lâcher des camarades.
– Mon cher, lui disait-il, je comprends que tu ne t’affiches plus avec des demoiselles. C’était bon quand tu achevais de manger ta fortune, et depuis ta promotion au grade de fiancé, tu es obligé de te gouverner autrement, je le reconnais. Mais en soupant avec nous, tu te compromettras moins qu’en te montrant sur le devant de notre loge, comme tu viens de le faire. Et d’ailleurs, puisque tu as mis un pied dans le crime, tu peux bien y mettre les deux.
– D’accord, répondait distraitement Hervé, mais je préfère aller me coucher. Je ne me sens pas en train.
– Dis donc plutôt que tu es amoureux de ta promise. Ce n’est pas moi qui te le reprocherai. On l’épouserait rien que pour ses beaux yeux et elle a un million de dot, sans compter les espérances… et pour comble de bonheur, tu n’auras pas de belle-mère! Bernage est veuf. En voilà un qui ne gênera pas son gendre!… Il ne pense qu’à ses affaires… et elles lui réussissent… Il a encore gagné trois cent milles francs à la dernière liquidation. Tu sais ça… mais tu ne te doutes pas qu’il est venu cette nuit au bal de l’Opéra.
– Allons donc!
– Parfaitement, mon petit. Je l’ai rencontré dans les couloirs. Il avait mis un faux-nez, mais je l’ai reconnu tout de même, et je lui ai fait la farce de crier son nom, derrière lui. Il s’est retourné, je me suis dérobé et je crois qu’il a décampé immédiatement. Je me demande pourquoi il tenait tant à garder l’incognito.
– Je me le demande aussi, dit entre ses dents Hervé, tout étonné d’apprendre que son futur beau-père fêtait le carnaval dans la salle de la rue Le Peletier.
Ce financier aurait pu sans inconvénient y louer une loge et s’y montrer en compagnie d’hommes aussi sérieux que lui, mais rôder par les corridors, affublé d’un faux-nez, c’était à n’y pas croire, et Hervé pensa que son facétieux ami inventait cette histoire pour le taquiner.
Peu lui importait d’ailleurs qu’elle fût vraie et que M. Bernage l’eût aperçu, car il ne comptait pas se cacher d’être allé au bal masqué. Il se proposait même de raconter cette escapade à Mlle Solange de Bernage, sa fiancée, qui était trop intelligente et surtout trop Parisienne pour la lui reprocher.
Il en serait quitte pour ne pas lui parler de la blonde.
– Je ne me charge pas de résoudre ce problème, reprit Pibrac; et puisque décidément tu ne veux pas être des nôtres, nous souperons sans toi. Bonne nuit, mon cher! Tâche de ne pas rêver que tu joues aux dominos et que tu poses le double-blanc.
Cette allusion à la femme disparue coupa court à la causerie, car, pour éviter les questions qu’il prévoyait et auxquelles il ne se souciait pas de répondre, Hervé fila au pas accéléré, plantant là ses amis et leurs donzelles.
Il faisait un froid sec et, par ce temps clair, c’était un plaisir de marcher jusqu’à la place Vendôme. Le seigneur de Scaër n’eut garde de manquer une si belle occasion de dégourdir ses jambes, car ce Breton, accoutumé, dès son enfance, à courir les landes et les grèves, supportait mal la privation d’exercice que lui imposait sa nouvelle existence. Il alluma un cigare, releva le collet de son pardessus et s’achemina pédestrement vers l’hôtel du Rhin, où il logeait en attendant la conclusion du mariage qui allait changer sa vie.
En ce temps-là, on fêtait encore le carnaval et, la nuit du samedi au dimanche gras, le boulevard des Italiens était presque aussi animé qu’en plein jour. Les fenêtres des restaurants à la mode étincelaient de lumières et des bandes de masques avinés se suivaient sur le bitume en poussant les ohé! traditionnels.
Tout était joie et chansons dans ce Paris que les Allemands devaient assiéger, sept mois plus tard.
Cependant, le mouvement et le bruit ne dépassaient guère la Chaussée-d’Antin et Hervé trouva la rue de la Paix à peu près déserte. Il s’y engagea sans regarder derrière lui et il ne lui vint pas à l’esprit qu’on pouvait l’attaquer sur ce chemin peu fréquenté à trois heures du matin. Il était du reste de force à se défendre et il ne craignait rien ni personne.
Au moment où il débouchait sur la place Vendôme, il fut dépassé par un monsieur qui le suivait à distance et qui, au lieu de piquer droit vers la rue de Castiglione, obliqua à gauche, en rasant les maisons: un monsieur en grande tenue de bal, habit noir et cravate blanche, sans paletot, par une belle gelée de février.
– Voilà un homme qui n’a pas peur de s’enrhumer, pensa Hervé, sans se préoccuper autrement de cette singulière rencontre.
Et il traversa la place en passant tout près du piédestal de la colonne. Il était arrivé devant l’hôtel du Rhin, lorsqu’il crut revoir le même individu qui l’avait devancé en hâtant le pas et qui cherchait à se dissimuler dans l’enfoncement d’une porte cochère. Scaër fut tenté d’aller lui demander l’explication de cette manœuvre suspecte, mais il se ravisa et, sans cesser de l’observer du coin de l’œil, il mit la main sur le bouton de sonnette de l’hôtel qu’il habitait.
Bien lui en prit d’être resté sur ses gardes, car, avant qu’il eût sonné, le drôle sortit tout doucement de son embuscade et s’avança à pas de loup, dans l’intention évidente de tomber sur lui par derrière.
Scaër fit aussitôt volte-face et se mit en posture de le recevoir à coups de poing, mais il n’eut pas besoin de boxer, car un homme se jeta entre lui et l’assaillant qui s’arrêta net et s’enfuit à toutes jambes.
Au même instant, Scaër stupéfait reconnut cet auxiliaire inattendu. C’était Alain Kernoul, toujours déguisé en troubadour de pendule.
D’où sortait-il et comment était-il arrivé là si à propos! Hervé, qui n’y comprenait rien, le reçut assez mal.
– De quoi te mêles-tu? lui demanda-t-il rudement.
– Ah! notre maître! s’écria le gars aux biques, vous n’avez donc pas vu qu’il tenait un couteau et qu’il allait vous tuer?
– Et pourquoi m’as-tu suivi jusqu’ici?
– Parce que je me défiais de ce coquin-là. Un voleur est bien capable d’assassiner.
– Un voleur?
– Eh!