– Taisez-vous dans les rangs! ordonna Brown.
On lui obéit.
Durant plus de trois heures, les cavaliers continuèrent d’avancer au petit trot sans échanger une parole et sans que cette course prolongée parût fatiguer César.
Ce fut lui qui le premier rompit le silence.
– Massa, nous arriver près rivière Kansas, dit-il, en éteignant sa lanterne.
Une zone blanchâtre apparaissait à l’orient; les caps diminuaient en élévation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement incliné.
Brown appela Coppie près de lui.
– Vous connaissez, lui dit-il, le lieu où nous sommes.
– Oui; Lexington doit se trouver à cinq ou six milles à notre gauche, sur l’autre rive du Kansas.
– C’est cela. Alors, Stevens et Joe sont près de nous.
– Je le crois.
– Êtes-vous convenu avec eux d’un signal particulier de ralliement?
– Il a été convenu entre nous que je les avertirais de votre venue en imitant le cri du coq de prairie.
– Faisons une halte et voyons s’ils sont toujours à leur poste.
On arrêta les chevaux; Edwin se mit à glousser avec tant de perfection qu’on eût juré qu’un tétras saluait le réveil de l’aurore.
Des gloussements semblables lui répondirent tout de suite, et, peu après, deux hommes s’approchèrent des cavaliers.
C’étaient ceux que l’on attendait.
Toute la journée, ils avaient surveillé le parti esclavagiste. Il était campé sur la rive opposée du Kansas et plongé, sans doute, dans l’ivresse, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter.
Brown décida qu’il fallait profiter de cette circonstance pour l’assaillir à l’improviste.
S’étant fait préciser le lieu exact où ses ennemis avaient bivouaqué, il remonta le cours du Kansas à un quart de mille plus haut.
Stevens et Joe enfourchèrent deux des chevaux qui ne portaient qu’un seul cavalier, et la troupe se précipita dans les eaux de la rivière.
Les montures étaient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus d’un quart d’heure pour les franchir, malgré la rapidité du courant.
Le jour se levait lorsque les Brownistes atteignirent le bord méridional.
Ayant renouvelé les amorces de leurs armes, ils tournèrent lentement et avec précaution un bouquet de bois, derrière lequel leurs adversaires avaient campé.
Coppie, Cox, Hazlett, Stevens, Joe, mirent pied à terre et coupèrent à travers le bois, afin d’attaquer l’ennemi sur les deux flancs.
Mais cette tactique était superflue.
Fatigués par la veille et gorgés de whiskey, les esclavagistes dormaient si profondément qu’un bon nombre ne s’éveillèrent qu’aux premiers coups de fusil.
Une dizaine furent tués sur-le-champ; les autres s’enfuirent et se dispersèrent dans la campagne, sans avoir même riposté aux agresseurs.
Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef s’y opposa.
– Ne frappez pas un ennemi vaincu! leur dit-il.
Cette victoire avait été l’affaire de quelques minutes.
Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevés à Brown; et, de plus, une quantité d’armes considérable, ce qui fit présumer que le parti défait attendait des renforts pour les équiper.
Le capitaine interrogea un nègre qui n’avait été que légèrement blessé.
D’abord ce nègre refusa de répondre; mais, menacé d’être fusillé s’il persistait dans son mutisme, il déclara que les troupes commandées par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine d’auxiliaires qu’on devait lui dépêcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier général des abolitionnistes.
– Enfants, cria alors Brown d’une voix prophétique à ceux qui l’entouraient, je vous le répète, l’épée est tirée du fourreau, elle n’y rentrera que quand le droit des noirs aux mêmes libertés que celles dont jouissent les blancs aura été reconnu dans le monde!
Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.
Tous les regards se portèrent vers l’ouest.
Un fort détachement de cavalerie descendait bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.
VI. À Lawrence
La vue de cette troupe, dix fois plus nombreuse que la leur, inspira un certain émoi aux jeunes gens.
– Ce sont les esclavagistes, s’écria Coppie avec exaltation; nous ne pouvons leur échapper, mais il faut leur faire payer chèrement notre vie.
– Bien parlé, mon fils, dit le vieux Brown, en lui serrant affectueusement la main. Délibérons vite, car le Seigneur a dit: «Les pensées s’affermissent par le conseil et la guerre doit être dirigée par la prudence». Quel est ton avis?
– Mon avis, répondit Edwin, c’est qu’il faut nous embusquer tous dans le bois, et attendre ces misérables sous son couvert.
– Mais, objecta Aaron Brown, nous serons obligés de descendre de cheval.
– Sans doute, reprit Coppie.
Hazlett secoua la tête.
Edwin poursuivit rapidement;
– Les vaincus ont laissé ici la plupart de leurs armes toutes chargées; ramassons-les, nous nous les partagerons, et avec les carabines, les pistolets, chacun de nous pourra aisément tenir tête à dix hommes.
– Ce plan est sage, dit Brown le père.
Il appela César.
– Tu tiendras nos chevaux en main, lui dit-il, et tu resteras sans bouger derrière le bois.
– Nègre faire ça, répondit l’Africain en dansant.
– À l’œuvre donc! fit Cox, sautant à terre.
Tous allaient imiter son exemple, quand Stevens qui, posté derrière un arbre, examinait la troupe à l’aide d’une lunette, cria:
– Rassurez-vous, rassurez-vous, ce sont nos amis!
– Quels amis? demanda Brown.
– Nos amis de Lawrence, le gouverneur Robinson à leur tête.
La plupart des auditeurs poussèrent une exclamation de surprise et de joie, en se précipitant vers Cox, afin de vérifier la nouvelle.
Mais le vieux Brown ne parut point partager leur contentement. Les rides de son front se rapprochèrent. Un éclair traversa ses yeux; il murmura d’un ton sombre:
– Un ami! le gouverneur Robinson; un envieux! qui met la plus noble des causes au service de son ambition! J’aimerais autant l’arrivée des esclavagistes que la sienne.
– Si massa voulait? disait César qui, demeuré derrière son maître, avait entendu ces paroles.
Et il porta, avec un geste significatif, la main sur un long coutelas pendu à sa ceinture.
Brown ne le comprit que trop, car il entra dans une colère terrible:
– Va-t-en! démon, fils de Bélial, lui cria-t-il; va-t’en! tu es indigne des sacrifices que l’on fait pour arracher ta race à la servitude. Si jamais tu te permets de pareilles propositions, je te ferai punir comme assassin: «Celui qui veut se venger