Très instruit, très pratique», très débrouillard», pour employer un mot de la langue militaire française, c’était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l’ensemble détermine l’énergie humaine: activité d’esprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. Et sa devise aurait pu être celle de Guillaume d’Orange au XVIIe siècle: «Je n’ai pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.» En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. Après avoir commencé sous Ulysse Grant dans les volontaires de l’Illinois, il s’était battu à Paducah, à Belmont, à Pittsburg-Landing, au siège de Corinth, à Port-Gibson, à la Rivière-Noire, à Chattanoga, à Wilderness, sur le Potomak, partout et vaillamment, en soldat digne du général qui répondait: «Je ne compte jamais mes morts!» Et, cent fois, Cyrus Smith aurait dû être au nombre de ceux-là que ne comptait pas le terrible Grant, mais dans ces combats, où il ne s’épargnait guère, la chance le favorisa toujours, jusqu’au moment où il fut blessé et pris sur le champ de bataille de Richmond. En même temps que Cyrus Smith, et le même jour, un autre personnage important tombait au pouvoir des sudistes. Ce n’était rien moins que l’honorable Gédéon Spilett», reporter» du New-York Herald, qui avait été chargé de suivre les péripéties de la guerre au milieu des armées du Nord.
Gédéon Spilett était de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des Stanley et autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais. Les journaux de l’Union, tels que le New-York Herald, forment de véritables puissances, et leurs délégués sont des représentants avec lesquels on compte. Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués.
Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein d’idées, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans l’action, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni dangers, quand il s’agissait de tout savoir, pour lui d’abord, et pour son journal ensuite, véritable héros de la curiosité, de l’information, de l’inédit, de l’inconnu, de l’impossible, c’était un de ces intrépides observateurs qui écrivent sous les balles», chroniquent» sous les boulets, et pour lesquels tous les périls sont des bonnes fortunes.
Lui aussi avait été de toutes les batailles, au premier rang, revolver d’une main, carnet de l’autre, et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon.
Il ne fatiguait pas les fils de télégrammes incessants, comme ceux qui parlent alors qu’ils n’ont rien à dire, mais chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un point important. D’ailleurs», l’humour» ne lui manquait pas. Ce fut lui qui, après l’affaire de la Rivière-Noire, voulant à tout prix conserver sa place au guichet du bureau télégraphique, afin d’annoncer à son journal le résultat de la bataille, télégraphia pendant deux heures les premiers chapitres de la Bible. Il en coûta deux mille dollars au New-York Herald, mais le New-York Herald fut le premier informé.
Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa figure. Son œil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. C’était l’œil d’un homme qui a l’habitude de percevoir vite tous les détails d’un horizon. Solidement bâti, il s’était trempé dans tous les climats comme une barre d’acier dans l’eau froide. Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter attitré du New-York Herald, qu’il enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que la plume.
Lorsqu’il fut pris, il était en train de faire la description et le croquis de la bataille. Les derniers mots relevés sur son carnet furent ceux-ci: «Un sudiste me couche en joue et…» Et Gédéon Spilett fut manqué, car, suivant son invariable habitude, il se tira de cette affaire sans une égratignure.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, qui ne se connaissaient pas, si ce n’est de réputation, avaient été tous les deux transportés à Richmond.
L’ingénieur guérit rapidement de sa blessure, et ce fut pendant sa convalescence qu’il fit connaissance du reporter. Ces deux hommes se plurent et apprirent à s’apprécier. Bientôt, leur vie commune n’eut plus qu’un but, s’enfuir, rejoindre l’armée de Grant et combattre encore dans ses rangs pour l’unité fédérale.
Les deux Américains étaient donc décidés à profiter de toute occasion; mais bien qu’ils eussent été laissés libres dans la ville, Richmond était si sévèrement gardée, qu’une évasion devait être regardée comme impossible. Sur ces entre faits, Cyrus Smith fut rejoint par un serviteur, qui lui était dévoué à la vie, à la mort.
Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de l’ingénieur, d’un père et d’une mère esclaves, mais que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de cœur, avait affranchi. L’esclave, devenu libre, n’avait pas voulu quitter son maître.
Il l’aimait à mourir pour lui. C’était un garçon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naïf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor, mais il ne répondait qu’à l’appellation abréviative et familière de Nab.
Quand Nab apprit que son maître avait été fait prisonnier, il quitta le Massachussets sans hésiter, arriva devant Richmond, et, à force de ruse et d’adresse, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée. Ce que furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie de Nab à retrouver son maître, cela ne peut s’exprimer.
Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il était bien autrement difficile d’en sortir, car on surveillait de très près les prisonniers fédéraux.
Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir tenter une évasion avec quelques chances de succès, et cette occasion non seulement ne se présentait pas, mais il était malaisé de la faire naître.
Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. La victoire de Petersburg lui avait été très chèrement disputée. Ses forces, réunies à celles de Butler, n’obtenaient encore aucun résultat devant Richmond, et rien ne faisait présager que la délivrance des prisonniers dût être prochaine. Le reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne fournissait plus un détail intéressant à noter, ne pouvait plus y tenir. Il n’avait qu’une idée: sortir de Richmond et à tout prix. Plusieurs fois, même, il tenta l’aventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables.
Cependant, le siège continuait, et si les prisonniers avaient hâte de s’échapper pour rejoindre l’armée de Grant, certains assiégés avaient non moins hâte de s’enfuir, afin de rejoindre l’armée séparatiste, et, parmi eux, un certain Jonathan Forster, sudiste enragé. C’est qu’en effet, si les prisonniers fédéraux ne pouvaient quitter la ville, les fédérés ne le pouvaient pas non plus, car l’armée du Nord les investissait. Le gouverneur de Richmond, depuis longtemps déjà, ne pouvait plus communiquer avec le général Lee, et il était du plus haut intérêt de faire connaître la situation de la ville, afin de hâter la marche de l’armée de secours. Ce Jonathan Forster eut alors l’idée de s’enlever en ballon, afin de traverser les lignes assiégeantes et d’arriver ainsi au camp des séparatistes.
Le gouverneur autorisa la tentative. Un aérostat fut fabriqué et mis à la disposition de Jonathan Forster, que cinq de ses compagnons devaient suivre dans les airs. Ils étaient munis d’armes, pour le cas où ils auraient à se défendre en atterrissant, et de vivres, pour le cas où leur voyage aérien se prolongerait.
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