L'éducation sentimentale. Gustave Flaubert. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Flaubert
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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lâche ! dit Frédéric.

      – Il est prudent !» reprit l’autre.

      La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise ; d’autres proposaient d’aller chez Béranger.

      «Chez Laffite !

      – Chez Chateaubriand !

      – Chez Voltaire !» hurla le jeune homme à moustaches blondes.

      Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement qu’ils pouvaient :

      «Partez, messieurs, partez, retirez-vous !»

      Quelqu’un cria :

      «A bas les assommeurs !»

      C’était une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de l’ordre public ; ils commençaient à pâlir ; un d’eux n’y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s’approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, qu’il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s’écartèrent ; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d’Hercule dont la chevelure, telle qu’un paquet d’étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.

      Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large carton qu’il portait pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu’il en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l’appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence ; il n’avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.

      «Je m’appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? Je veux mon carton» Il répétait : «Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !»

      Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.

      A mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse.

      Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s’en allaient peu à peu. Des passants, que l’on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s’écria même qu’il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.

      Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu’on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s’ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d’élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.

      On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s’allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet s’ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d’un bon chien.

      «Tu ne nous reconnais pas ?» dit Hussonnet. C’était le nom du jeune homme à moustaches.

      «Mais… , balbutia Dussardier.

      – Ne fais donc plus l’imbécile , reprit l’autre ; on sait que tu es, comme nous, élève en droit.»

      Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup :

      «A-t-on trouvé mon carton ?»

      Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.

      «Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ? Oui, oui ! rassure-toi !»

      Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu’ils venaient pour le servir ; et il se tut, craignant de les compromettre. D’ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d’étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.

      «Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu’un ? demanda Frédéric.

      – Non, merci, à personne.

      – Mais ta famille ?»

      Il baissa la tête sans répondre : le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.

      «As-tu de quoi fumer ?» reprit Frédéric.

      Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d’une pipe, – une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d’argent et un bout d’ambre.

      Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d’oeuvre. Il avait eu soin d’en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. A présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d’une ineffable tristesse.

      «Si nous lui donnions des cigares, hein ?» dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.

      Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.

      «Prends donc ! Adieu, bon courage !»

      Dussardier se jeta sur les deux mains qui s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.

      «Comment ?… à moi ! à moi !»

      Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.

      Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.

      «Chez Jacques Arnoux , dit Frédéric.

      – Vous le connaissez ?

      – Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré.»

      Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.

      «De temps à autre», reprit le bohème.

      Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation.

      La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l’invita cordialement à l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.

      Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé d’Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu’il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.

      «C’est un signal», dit Hussonnet.

      Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où l’on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d’un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.

      «Bonjour,