Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Fortuné du Boisgobey
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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spectateurs qui l’applaudissaient avec frénésie, et il paraissait tout prêt à recommencer.

      Camille hésita un instant. Ce clown extraordinaire devait avoir plus d’un tour dans son répertoire, et avant la fin de la représentation, il allait sans doute reparaître sous un autre costume qui permettrait de voir son visage et ses doigts. Mais elle n’avait pas de temps à perdre. Monistrol était peut-être blessé, et certainement très inquiet de l’absence prolongée de sa fille. Il tardait à Camille de le rejoindre, et, sans plus réfléchir, elle se leva toute droite et elle cria, en étendant le bras vers le sauteur qui restait immobile pour reprendre haleine:

      – Arrêtez-le! c’est un voleur!…

      Il n’en fallut pas davantage pour déchaîner une tempête. Le public, en masse, prit parti pour son artiste préféré et des vociférations partirent de tous les coins de la salle.

      – Silence!… À la porte, la traînée!… Faut qu’elle fasse des excuses!… Elle est saoule!… Non, elle est folle!… À Charenton, alors!…

      Les plus excités étaient debout et montraient le poing à Camille, qui les regardait du haut de son mépris. Elle était très pâle, mais elle n’avait pas peur et elle reprit d’une voix claire:

      – Je vous dis que cet homme vient de voler vingt mille francs à mon père. Qu’on le fouille et on les trouvera sur lui.

      Cette déclaration lui valut une nouvelle averse d’injures.

      – Blagueuse, va!… Il n’a pas le sou, ton père, ni toi non plus… Zig-Zag est plus riche que toi… on demande les sergotsous’qu’est le panier à salade pour ramener Madame à Saint-Lazare!…

      Zig-Zag assistait impassible à cette émeute ignoble. Il ne pouvait pas se croiser les bras, puisque ses bras n’étaient pas libres, mais il avait pris une attitude dédaigneuse, il cambrait son torse et il haussait les épaules en ricanant.

      Le vacarme s’éleva bientôt à un tel diapason que la fée en jupe courte, qui était restée sur l’estrade, se montra au haut de l’escalier des premières, adressa au clown un signe de tête interrogateur, et disparut aussitôt; mais ce fut pour reparaître un instant après avec un sergent de ville et lui désigner la femme qui troublait le spectacle.

      L’affaire devenait sérieuse et la pauvre Camille comprit, un peu trop tard, qu’elle venait de se mettre dans un très mauvais cas. Elle était sortie de chez son père dans une tenue qui ne prévenait pas en sa faveur et elle se trouvait en passe d’être jetée dehors, peut-être même menée au poste comme une simple drôlesse.

      À quelle protection recourir, en cette extrémité? Ses yeux rencontrèrent ceux du jeune homme qui avait payé pour elle, à l’entrée de la baraque. Il la regardait avec plus de curiosité que de bienveillance, mais il avait une figure sympathique et elle crut pouvoir s’adresser à lui.

      – Monsieur, lui dit-elle avec émotion, vous me jugez sans doute très mal après la scène que je viens de faire, mais quand vous saurez qui je suis, vous ne refuserez pas de prendre ma défense. Je vous jure que j’ai dit la vérité en accusant ce clown.

      La prière de Camille fut interrompue par le sergent de ville, qui mit la main sur elle.

      – Ne me touchez pas, dit la jeune fille, en le repoussant.

      – Enlevez-la! hurlèrent les spectateurs, qui trépignaient de joie.

      Zig-Zag, du haut de ses planches, suivait des yeux le conflit, mais il n’en attendit pas la fin. Il fit la révérence, à la mode des clowns, et en trois bonds sur la tête, il rentra dans la coulisse.

      – Je suis prête à vous suivre, reprit Camille.

      Frappé sans doute de la fermeté de son attitude, le monsieur dont elle avait réclamé l’appui se décida à intervenir.

      – Je sors avec vous, madame, lui dit-il, à demi-voix.

      L’autre, le camarade qui l’accompagnait dans ce voyage au pays des saltimbanques, ricanait sous sa moustache et trouvait son ami prodigieusement ridicule, mais il ne l’abandonna point, et ils escortèrent tous les deux Camille, emmenée par le sergent de ville.

      Le cortège, en traversant l’estrade, passa sous le feu des mauvais propos de la fée et de la vieille assise au contrôle.

      – Une pannée comme ça, qui entre sans payer et qui se permet d’insulter les artistes! grommelait la caissière.

      – Elle a trouvé ce qu’elle cherchait. Faut-il que les hommes soient daims! criait la femme à la baguette.

      Le dogue aboyait après Camille et l’enfant habillé en paillasse la regardait de tous ses yeux.

      Elle descendit bravement sur la place, et, au bas de l’escalier, elle dit à son protecteur:

      – Monsieur, je demeure tout près d’ici, chez mon père, M. Monistrol, et je vous demande en grâce de me reconduire à la maison.

      – Monistrol! s’écria le jeune homme; Jacques Monistrol, le mécanicien?

      – Oui, monsieur, dit Camille, je suis la fille de M. Monistrol, ingénieur civil. Est-ce que vous le connaissez?

      – Pas encore beaucoup, répondit le jeune homme, mais j’aurai maintenant l’occasion de le voir souvent. Depuis trois jours il est l’associé de mon père.

      – Quoi! vous seriez…

      – Julien Gémozac, mademoiselle, et je bénis le hasard qui me met à même de vous être utile.

      Camille, étonnée et charmée, regarda plus attentivement son protecteur improvisé et, pour la première fois, depuis qu’elle l’avait rencontré, elle s’aperçut que M. Julien était un charmant cavalier.

      Ce fils d’un opulent industriel avait l’air d’un jeune pair d’Angleterre: des traits réguliers, des cheveux blonds bouclant naturellement, de longues moustaches soyeuses, – des moustaches à accrocher les cœurs, – un teint blanc, de grands yeux bleus et une bouche un peu dédaigneuse.

      Cette figure aristocratique respirait la franchise et la bonté.

      De son côté, Julien admirait la beauté plus sévère de Camille et se reprochait d’avoir pris un instant pour une aventurière la fille d’un inventeur en passe de s’illustrer et de gagner une grosse fortune.

      À vrai dire, l’erreur était excusable, étant données la conduite de mademoiselle Monistrol dans la baraque et la toilette bizarre qu’elle portait.

      L’ami qui assistait à cette explication se taisait, mais son sourire railleur disait assez qu’il ne croyait guère à l’innocence d’une jeune personne qui s’échappait du logis paternel pour courir en déshabillé après un saltimbanque.

      Le sergent de ville n’avait pas les mêmes raisons pour rester neutre, et il entra en scène assez brutalement.

      – C’est pas tout ça, dit-il. Vous avez troublé le spectacle. Il faut me suivre au poste. Vous vous expliquerez avec le brigadier.

      – Au poste! murmura Camille en se serrant contre son défenseur.

      Le moment était venu pour Julien d’intervenir carrément. Il était persuadé que Camille ne mentait pas, et il ne pouvait pas abandonner la fille du nouvel associé de son père. Peut-être aurait-il hésité si elle eût été laide, mais pour une femme, la beauté est le meilleur des passeports, et il se sentait tout disposé à pousser l’aventure jusqu’au bout.

      – Je réponds de mademoiselle, dit-il.

      – Très bien, mais je ne vous connais pas, grommela le sergent de ville.

      – Vous connaissez peut-être le nom de mon père… Pierre Gémozac.

      – Celui qui a la grande usine du quai de Jemmapes. Un peu que je le connais! Mon frère y travaille.

      – Eh! bien, moi, j’y demeure. Voici ma carte et si vous