Le côté de Guermantes. Marcel Proust. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marcel Proust
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre rose.

      Mon père avait au ministère un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire précéder son nom de ces deux initiales, de sorte qu’on l’appelait, pour abréger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une soirée de gala à l’Opéra ; il l’envoya à mon père et, comme la Berma que je n’avais plus vue jouer depuis ma première déception devait jouer un acte de Phèdre, ma grand’mère obtint que mon père me donnât cette place.

      À vrai dire je n’attachais aucun prix à cette possibilité d’entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m’avait causé tant d’agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j’avais préféré à la santé, au repos. Ce n’est pas que fût moins passionné qu’alors mon désir de pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu’entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d’une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j’avais reporté la foi intérieure que j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le « double » que je possédais d’eux, dans mon cœur, avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de l’ancienne Égypte qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l’habitait plus.

      Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand escalier de l’Opéra, j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m’étais trompé, mais je n’hésitai pas cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la manière non seulement dont il était habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgré les particularités individuelles, il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l’un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, à l’égard d’un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considérer, d’exercer l’affectation de l’humilité et de la patience, la feinte d’être l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu’à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spécial qu’il portait en lui, plus d’un fils de riche banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s’il ne lui avait trouvé une étonnante ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les journaux illustrés, d’un neveu de l’empereur d’Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement à Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-même près du contrôleur, j’entendis le prince de Saxe, ou supposé tel, dire en souriant : « Je ne sais pas le numéro de la loge, c’est sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge. »

      Il était peut-être le prince de Saxe ; c’était peut-être la duchesse de Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que ses yeux voyaient en pensée quand il disait : « sa cousine qui m’a dit que je n’avais qu’à demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le cœur (bien plus que n’eût fait une rêverie abstraite), avec les antennes alternatives d’un bonheur possible et d’un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu’on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire, et dans lequel il s’engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n’avais devant moi qu’un monsieur en habit qui s’éloignait ; mais je faisais jouer auprès de lui, comme avec un réflecteur maladroit, et sans réussir à l’appliquer exactement sur lui, l’idée qu’il était le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu’il fût seul, cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme une projection, semblait le précéder et le conduire comme cette Divinité, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du guerrier grec.

      Je gagnai ma place, tout en cherchant à retrouver un vers de Phèdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le récitais, il n’avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n’essayai pas de les compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait qu’il n’existait aucune commune mesure. Je n’aurais pas été étonné qu’il eût fallu ôter plus de six syllabes à cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout à coup je me le rappelai, les irréductibles aspérités d’un monde inhumain s’anéantirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitôt la mesure d’un alexandrin, ce qu’il avait de trop se dégagea avec autant d’aisance et de souplesse qu’une bulle d’air qui vient crever à la surface de l’eau. Et en effet cette énormité avec laquelle j’avais lutté n’était qu’un seul pied.

      Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de près. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu’on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là, près d’une amie.

      À côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer qu’ils étaient capables de les reconnaître et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par là qu’ils ne faisaient pas attention aux pièces représentées. Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups, en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c’était parce que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans de petits cafés où l’on va prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces encadrées d’or, et les sièges rouges de l’établissement du genre napolitain ; c’est parce qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l’esprit.

      D’abord il n’y eut que de vagues ténèbres où on rencontrait tout d’un coup, comme le rayon d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un médaillon d’Henri IV détaché sur un fond noir, le profil incliné du duc d’Aumale, à qui une dame invisible criait : « Que Monseigneur me permette de lui ôter son pardessus », cependant que le prince répondait : « Mais voyons, comment donc, Madame d’Ambresac. »