Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux, leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes roumains,– entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode Vayda-Hunyad.
Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée d'un ruban ou d'une piécette de métal.
Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et— ce qui ne gâte rien— riche pour ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?… Sans doute, puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?… Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas été poussée plus loin— et pour cause. En revanche, on ne lui en remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une charmante et aimable fille.
Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?
Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans, haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au surplus, personne n'y songeait.
Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré— encore une quinzaine de jours— vers le milieu du mois prochain. A cette occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses légendes favorites.
Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.
Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans, ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de fer— par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'œil, il donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission. L'instruction ne venait qu'en seconde ligne— et l'on sait ce qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de garçons et de fillettes sur les bancs de son école!
Et maintenant, au tour du médecin Patak.
Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à croire aux choses surnaturelles?
Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge Koltz.
Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik – ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur Patak— oui! on disait: docteur!– quoiqu'il fût accepté comme tel, il n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien. C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la population peu difficile de Werst. Il faut ajouter— ce qui ne saurait surprendre— que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du château depuis un temps immémorial:
«Il