À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marcel Proust
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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époque peuvent parallèlement préparer pour l’avenir un public meilleur dont d’autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l’œuvre était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l’artiste – et c’est ce qu’avait fait Vinteuil – s’il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d’œuvre, si n’en pas tenir compte est l’erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s’imaginer, dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l’horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C’est que ce qui a précédé, on le considère sans tenir compte qu’une longue assimilation l’a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais, et être obligé pour une œuvre d’art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement quelque chose d’aussi hasardeux et par là aussi dénué d’intérêt véritable, que toute prophétie dont la non-réalisation n’impliquera nullement la médiocrité d’esprit du prophète, car ce qui appelle à l’existence les possibles ou les en exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse ou d’un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons.

      Si je ne compris pas la Sonate, je fus ravi d’entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent. « N’est-ce pas que c’est beau cette Sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli ; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c’est encore plus frappant, parce qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. À Paris c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d’immense fait divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil, et du reste dans toute la Sonate, ce n’est pas cela, cela se passe au Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu’un qui dit : « On pourrait presque lire son journal. » Ces paroles de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma compréhension de la Sonate, la musique étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu’on nous suggère d’y trouver. Mais je compris par d’autres propos de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l’épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu’il lui avait si souvent demandé, ce qu’elle rapportait à Swann, c’était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d’elle (et qu’elle lui donnait le désir de revoir parce qu’elle lui semblait leur être intérieure comme une âme), c’était tout un printemps dont il n’avait pu jouir autrefois, n’ayant pas, fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade, des bonnes choses qu’il n’a pu manger) elle lui avait gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la Sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n’aurait pu à leur sujet interroger Odette, qui pourtant l’accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à côté de lui alors (non en lui comme le motif de Vinteuil) – ne voyant donc point – Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive – ce qui, pour nul de nous (du moins j’ai cru longtemps que cette règle ne souffrait pas d’exceptions), ne peut s’extérioriser. « C’est au fond assez joli, n’est-ce pas, dit Swann, que le son puisse refléter comme l’eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l’échange. – Charles, il me semble que ce n’est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites là. – Pas aimable ! Les femmes sont magnifiques ! Je voulais dire simplement à ce jeune homme que ce que la musique montre – du moins à moi – ce n’est pas du tout la « Volonté en soi » et la « Synthèse de l’infini », mais, par exemple, le père Verdurin en redingote dans le Palmarium du Jardin d’Acclimatation. Mille fois, sans sortir de ce salon, cette petite phrase m’a emmené dîner à Armenonville avec elle. Mon Dieu, c’est toujours moins ennuyeux que d’y aller avec Mme de Cambremer. » Mme Swann se mit à rire : « C’est une dame qui passe pour avoir été très éprise de Charles », m’expliqua-t-elle du même ton dont, un peu avant, en parlant de Ver Meer de Delft, que j’avais été étonné de voir qu’elle connaissait, elle m’avait répondu : « C’est que je vous dirai que Monsieur s’occupait beaucoup de ce peintre-là au moment où il me faisait la cour. N’est-ce pas, mon petit Charles ? – Ne parlez pas à tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann, dans le fond très flatté. – Mais je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit. D’ailleurs il paraît qu’elle est très intelligente, je ne la connais pas. Je la crois très « pushing », ce qui m’étonne d’une femme intelligente. Mais tout le monde dit qu’elle a été folle de vous, cela n’a rien de froissant. » Swann garda un mutisme de sourd, qui était une espèce de confirmation, et une preuve de fatuité. « Puisque ce que je joue vous rappelle le Jardin d’Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant par plaisanterie semblant d’être piquée, nous pourrions le prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse ce petit. Il fait très beau et vous retrouveriez vos chères impressions ! À propos du Jardin d’Acclimatation, vous savez, ce jeune homme croyait que nous aimions beaucoup une personne que je « coupe » au contraire aussi souvent que je peux, MmeBlatin ! Je trouve très humiliant pour nous qu’elle passe pour notre amie. Pensez que le bon docteur Cottard qui ne dit jamais de mal de personne déclare lui-même qu’elle est infecte. – Quelle horreur ! Elle n’a pour elle que de ressembler tellement à Savonarole. C’est exactement le portrait de Savonarole par Fra Bartolomeo. » Cette manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est – comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n’y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât, comme dans cet acte d’une pièce de Sardou où, par amitié pour l’auteur et la principale interprète, par mode aussi, toutes les notabilités parisiennes, de célèbres médecins, des hommes politiques, des avocats, vinrent pour s’amuser, chacun un soir, figurer sur la scène. « Mais quel rapport