Cependant ces jours de goûter, m’élevant dans l’escalier marche à marche, déjà dépouillé de ma pensée et de ma mémoire, n’étant plus que le jouet des plus vils réflexes, j’arrivais à la zone où le parfum de Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà voir la majesté du gâteau au chocolat, entouré d’un cercle d’assiettes à petits fours et de petites serviettes damassées grises à dessins, exigées par l’étiquette et particulières aux Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé semblait, comme l’univers nécessaire de Kant, suspendu à un acte suprême de liberté. Car quand nous étions tous dans le petit salon de Gilberte, tout d’un coup regardant l’heure elle disait :
– Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu’à huit heures, j’ai bien envie de manger quelque chose. Qu’en diriez-vous ?
Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l’intérieur d’un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural, aussi débonnaire et familier qu’il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l’heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l’avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l’inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l’image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n’était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m’en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant, Gilberte me faisait « mon thé ». J’en buvais indéfiniment, alors qu’une seule tasse m’empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l’habitude de dire : « C’est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade. » Mais savais-je seulement, quand j’étais chez les Swann, que c’était du thé que je buvais ? L’eussé-je su que j’en eusse pris tout de même, car en admettant que j’eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m’eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l’avenir. Mon imagination n’était pas capable d’aller jusqu’au temps lointain où je pourrais avoir l’idée de me coucher et le besoin du sommeil.
Les amies de Gilberte n’étaient pas toutes plongées dans cet état d’ivresse où une décision est impossible. Certaines refusaient du thé ! Alors Gilberte disait, phrase très répandue à cette époque : « Décidément, je n’ai pas de succès avec mon thé ! » Et pour effacer davantage l’idée de cérémonie, dérangeant l’ordre des chaises autour de la table : « Nous avons l’air d’une noce ; mon Dieu que les domestiques sont bêtes. »
Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d’x et placé de travers. Même, comme si elle eût pu avoir tant de petits fours à sa disposition sans avoir demandé la permission à sa mère, quand Mme Swann – dont le « jour » coïncidait d’ordinaire avec les goûters de Gilberte – après avoir reconduit une visite, entrait un moment après, en courant, quelquefois habillée de velours bleu, souvent dans une robe en satin noir couverte de dentelles blanches, elle disait d’un air étonné :
– Tiens, ça a l’air bon ce que vous mangez là, cela me donne faim de vous voir manger du cake.
– Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte.
– Mais non, mon trésor, qu’est-ce que diraient mes visites, j’ai encore MmeTrombert, Mme Cottard et Mme Bontemps, tu sais que chère Mme Bontemps ne fait pas des visites très courtes et elle vient seulement d’arriver. Qu’est-ce qu’ils diraient toutes ces bonnes gens de ne pas me voir revenir ; s’il ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous (ce qui m’amusera beaucoup plus) quand elles seront parties. Je crois que je mérite d’être un peu tranquille, j’ai eu quarante-cinq visites et sur quarante-cinq il y en a eu quarante-deux qui ont parlé du tableau de Gérôme ! Mais venez donc un de ces jours, me disait-elle, prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l’aimez, comme vous le prenez dans votre petit « studio », ajoutait-elle, tout en s’enfuyant vers ses visites et comme si ç’avait été quelque chose d’aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j’aurais eue de prendre le thé, si j’en avais jamais pris ; quand à un « studio » j’étais incertain si j’en avais un ou non) que j’étais venu chercher dans ce monde mystérieux. « Quand viendrez-vous ? Demain ? On vous fera des toasts aussi bons que chez Colombin. Non ? Vous êtes un vilain », disait-elle, car depuis qu’elle aussi commençait à avoir un salon, elle prenait les façons de Mme Verdurin, son ton de despotisme minaudier. Les toasts m’étant d’ailleurs aussi inconnus que Colombin, cette dernière promesse n’aurait pu ajouter à ma tentation. Il semblera plus étrange, puisque tout le monde parle ainsi et peut-être même maintenant à Combray, que je n’eusse pas à la première minute compris de qui voulait parler Mme