Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse encore jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeur passée éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement : c’était une épée, par exemple, richement damasquinée, qui remontait pour la façon à l’époque de François Ier, et dont la poignée seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à engager ni à vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition de Porthos. Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette épée.
Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya même de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaînes d’or, il offrit tout à Porthos ; mais quant à l’épée, lui dit-il, elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque son maître quitterait lui-même son logement. Outre son épée, il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps de Henri III vêtu avec la plus grande élégance, et qui portait l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.
Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armes que l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d’amour et des papiers de famille, sans doute.
Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos levait la tête et la main, et disait : Voilà ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.
Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher, laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.
Quant à d’Artagnan, nous savons comment il était logé, et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître Planchet.
D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le génie de l’intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis pour connaître Porthos.
Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait qu’il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison ? Tout le monde l’ignorait.
Quant à Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie était facile à connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à travers lui comme à travers un cristal. La seule chose qui eût pu égarer l’investigateur eût été que l’on eût cru tout le bien qu’il disait de lui.
Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret, c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que l’on faisait sur lui-même. Un jour, d’Artagnan, après l’avoir longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur.
« Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
– Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos en parle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan, que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me les eût confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi.
– Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan ; mais enfin, il me semble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoiries, témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneur de votre connaissance. »
Aramis, cette fois, ne se fâcha point, mais il prit son air le plus modeste et répondit affectueusement :
« Mon cher, n’oubliez pas que je veux être Église, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m’avait point été confié, mais il avait été oublié chez moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu’il aime. Quant à moi, je n’ai point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en cela l’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.
– Mais, que diable ! vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes mousquetaire.
– Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon gré, mais homme Église dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là-dedans pour m’occuper : j’ai eu, au moment d’être ordonné, une petite difficulté avec… Mais cela ne vous intéresse guère, et je vous prends un temps précieux.
– Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan, et je n’ai pour le moment absolument rien à faire.
– Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis, puis quelques vers à composer que m’a demandés Mme d’Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré afin d’acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis très pressé, moi. »
Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon, et prit congé de lui.
D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé, espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir. En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens était joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse à leur service, et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille.
Porthos avait des fougues : ces jours-là, s’il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s’il perdait, il disparaissait complètement pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent dans ses poches.
Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir… Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au milieu d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de la société, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant