- Ce sera quoi ce soir, ma belle ?
- Commence avec No Doubt, des Fugees, et... Elle se tourna vers moi. Quoi d’autre ?
- Je suis du Texas. Trouve moi du Dixie Chicks et du Miranda Lambert.
Le DJ répondit :
- Miranda quoi ?
- Oublie ça. Dixie Chicks.
- C’est les trois gonzesses blondes ? demanda-t-il.
J’étais sûre qu’elles adoreraient cette description, mais elles s’en sortaient mieux que Miranda, de toute façon.
- Oui.
- Ouais, je les ai.
Ava jeta son sac à main dans la cabine du DJ comme un frisbee. Je m’approchais et je posais le mien sur son comptoir.
- Est-ce que je peux ? Lui demandais-je.
Il avait déjà chargé le morceau « Underneath It All » de No Doubt et balançait la tête en rythme avec la musique qui sortait des enceintes et du casque qu’il portait. Il ne regardait pas dans ma direction. Ses yeux étaient rivés sur Ava.
- Et puis merde, marmonnais-je en me dirigeant vers une table devant la scène pour la regarder.
- Huh uh, dit-elle dans le microphone.
- Amène tes fesses sur la scène, ma fille. Son accent s’était épaissi.
La petite foule applaudissait maintenant plus fort.
Super, me dis-je. Je suis l’imbécile continentale. Le touriste bouffon.
- Je ne vais pas vieillir ici. Continua Ava, une main sur sa hanche. Oh ouais.
Je déambulai en soupirant jusqu’à la scène dans la robe blanche que je portais depuis le matin, montais les trois marches du destin et me posai à ses côtés, devant la toile de fond noire. Mon profil angulaire contrastait à côté de ses courbes et son allure provocante. Si tu dois faire ça, fais-le en style, pensais-je en redressant le menton.
La foule s’était jointe à Ava pour applaudir et m’encourager. Elle me tendit le micro et pointa vers l’écran du moniteur.
- Chante, ordonna-t-elle.
Alors je me mis à chanter. Puis ce fut son tour, puis ensemble, et c’était époustouflant. Ma voix nasillarde, capable d’atteindre les notes les plus aiguës mais pas assez forte, était entremêlée et renforcée par sa voix plus profonde, plus jazz. J’harmonisai avec elle dans les refrains, je l’accompagnai dans les couplets, puis elle me rendait la pareille. J’étais détendue et j’imaginais que mon attitude guindée s’était assouplie, du moins un peu. Je m’amusais.
Nous quittâmes la scène vingt minutes plus tard sous les ovations, même si elle ne se composait que de dix soulards et d’une petite dame aux cheveux bleus qui s’était perdue en revenant des toilettes.
- Maintenant, qui est assez courageux pour prendre la relève ? demanda le DJ. La foule lui répondit bruyamment.
- Pas moi, pas question, non monsieur.
Il posa un disque sur la platine, nous fit un signe de la main et partit en pause.
Je m’effondrai sur ma chaise.
- Champagne, dis-je en me tournant vers la serveuse qui nous avait suivis jusqu’à notre table.
- La même chose, dit Ava.
Elle griffonna notre commande et s’éloigna, me donnant la meilleure démonstration que j’ai vue jusqu’à présent de vie au ralenti.
- On déchire, Katie Connell, s’exclama Ava. Et bon sang, tu es encore plus grande sur scène.
Je n’avais pas chanté depuis des années, sauf dans la voiture et sous la douche. Je me sentais soudainement électrifiée. Vivante, d’une manière que je n’avais jamais ressentie dans la pratique du droit, ça c’est sûr.
- On arrache, dis-je en gloussant.
On arrache. Comme si c’était une expression que j’utilisais souvent.
- Ouais ma sœur, dit Ava.
Notre serveuse revenait vers nous avec deux boissons sur un plateau. Alors qu’elle passait devant une petite table ronde de l’autre côté de la zone de karaoké, une femme tendit la main et l’attrapa par le bras. Sa voix trancha à travers le bruit de la foule.
- Où est ma boisson ? Je l’ai commandée il y a cinq minutes.
- Je l’apporte sous peu, dit la serveuse en se dégageant de l’emprise de la femme.
- Je veux mon verre immédiatement. C’est ridicule. Où est votre patron ? demanda la femme, dont l’accent indiquait qu’elle venait probablement de New-York ou des environs.
La serveuse hocha la tête, sourit et répondit :
- Oh, oui, madame, je vous l’apporte tout de suite.
Elle continua vers nous, encore plus lentement cette fois. Une fois à notre table, Ava lui dit :
- Ouah, elle pense qu’elle est spéciale.
- Pour de vrai, convint la serveuse. Elle n’est pas près d’être servie.
Elle posa nos boissons sur la table et s’en alla.
- Qu’est-ce que je disais ? Me dit Ava.
- Je ralentis, je ralentis... dis-je.
Nous bûmes notre champagne servit dans des gobelets en plastique ornés de dauphins bleus. Je pris une gorgée et les bulles me chatouillèrent le nez. Je gloussais à nouveau. Je ne buvais jamais ce truc. Je ne gloussais jamais.
- Santé, dis-je en levant mon verre. Ava et moi trinquâmes nos gobelets l’un contre l’autre, éclaboussant nos bras de champagne. Un peu plus de gloussements.
- Est-ce que cette chaise est occupée ? demanda une voix grave. Un de nos fans, peut-être ? Ses larges épaules bloquaient le soleil, wahou. Sauf qu’il n’y avait pas de soleil dans le casino. Il bloquait la lumière des luminaires de pacotille. Le halo de lumière autour de la tête à qui appartenait la voix occultait son visage.
Ava reconnut la voix, cependant.
- Jacoby, assieds-toi, mon ami. Elle tapota le siège rembourré en simili-cuir à côté d’elle. Petite île.
Darren Jacoby, toujours dans son uniforme de policier, s’assit face à Ava, et les deux autochtones s’échangèrent la bise sur la joue. Il avait eu l’air plutôt bien pendant un moment, dans le noir.
- Bonjour, Mlle Connell, dit-il par-dessus son épaule.
Il n’avait vraiment pas l’air de vouloir m’appeler Katie. Bon, enfin.
- Bonjour, officier Jacoby.
- Je ne peux pas rester longtemps, dit-il à Ava. Je suis en service. Mon quart se termine à dix heures. Je faisais juste une ronde quand je t’ai vue. Qu’est-ce que tu fais ?
- Nous sommes allées voir le détective privé que vous avez recommandé, dis-je, m’adressant à son profil.
Il se retourna, sans expression.
- Eh bien, j’espère que ça se passera bien pour vous. Quand retournez-vous aux États-Unis ?
La subtilité n’était pas son fort.
- Dans cinq jours, répondis-je.
- Soyez prudente, alors. Il reporta toute son attention sur Ava.
- Tu veux qu’on se voie plus tard ? J’ai Love and Basketball en DVD.
Oh, bon sang, encore moins subtile. Il aurait pu aussi bien se placarder sur un panneau d’affichage.
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