Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants d’allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu’on n’eût pas ouï Dieu tonner, Tristan parvint au château, il s’affaissa entre les bras du roi Marc ; et le sang ruisselait[14] de ses blessures.
À grand déconfort[15], les compagnons du Morholt abordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés qui l’acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseut la Blonde, aux cheveux d’or, dont la beauté brillait déjà comme l’aube qui se lève. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s’il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient ; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessés déjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies à l’heure propice, les philtres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l’épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne. Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffre d’ivoire, précieux comme un reliquaire. Et courbées sur le grand cadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l’éloge du mort et sans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier, menaient à tour de rôle[16] parmi les femmes le regret funèbre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan de Loonnois.
Mais, à Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et, comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l’écart sur le rivage ; et, couché devant les flots, il attendait la mort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonné, roi Marc, moi qui ai sauvé l’honneur de votre terre ? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ; mais que pourrait votre tendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? je ne sais, mais là peut-être où je trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal . »
Il supplia tant, que le roi Marc consentit à son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on déposât seulement sa harpe près de lui. À quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? À quoi bon les rames ? À quoi bon l’épée ? Comme un marinier, au cours d’une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque où gisait son cher fils, et la mer l’emporta.
Sept jours et sept nuits, elle l’entraîna doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à son insu[17], l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient ; dans la première blancheur de l’aube, ils aperçurent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ramèrent pour atteindre la barque : elle allait à la dérive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, à mesure qu’ils approchaient, la mélodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame compatissante, qui saurait peut-être le guérir. Hélas ! ce port était Weisefort, où gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jeté sur une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu’il était un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande : il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les étoiles ; des pirates avaient assailli la nef : blessé, il s’était enfui sur cette barque. On le crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’île Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; il s’échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.
III
La quête de la belle aux cheveux d’or
Il y avait à la cour du roi Marc quatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms : Andret, Guenelon, Gondoïne et Denoalen ; or le duc Andret était, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan, leur envie s’irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles : « Que de merveilles en sa vie ! disaient les félons ; mais vous êtes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu’il ait triomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige ; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer ? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile ? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies ? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque était fée et pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jour verse des poisons au cœur du roi Marc ! Comme il a su dompter ce cœur par puissance et charme de sorcellerie ! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d’un magicien ! ».
Ils persuadèrent la plupart des barons : car beaucoup d’hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le cœur peut aussi l’accomplir par la force de l’amour et de la hardiesse. C’est pourquoi les barons pressèrent le roi Marc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs[18] ; s’il refusait, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur qu’aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n’entrerait en sa couche[19]. Mais, à son tour, Tristan, qui supportait à grand’honte le soupçon d’aimer son oncle à bon profit[20], le menaça : que le roi se rendît à la volonté de sa baronnie ; sinon, il abandonnerait la cour, il s’en irait servir le riche roi de Gavoie.
Alors Marc fixa un terme à ses barons ; à quarante jours de là, il dirait sa pensée. Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait