Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке. Пьер Луис. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Пьер Луис
Издательство: КАРО
Серия: Littérature classique (Каро)
Жанр произведения: Исторические любовные романы
Год издания: 1898
isbn: 978-5-9925-1514-5
Скачать книгу
en trois actes: désir, séduction, jouissance. Jamais œuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, la grâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha y était incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’y joue? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore à l’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former une flamenca, ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité de nos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailerinas, vous les connaissez; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante (douze minutes! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepte une variation de douze minutes!) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie: l’amoureuse, l’ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir, excellente.

      Conchita est la seule femme que j’aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

      Je la vois toujours, avançant et reculant d’un petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pour baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.

      Je la vois: elle sortait de scène dans un état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunesse vivace: elle était resplendissante.

      Pendant un mois il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans l’arrière-boutique de son estrade théâtrale. Je n’avais pas même le droit de l’accompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès d’elle qu’à la condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent. Quant à l’avenir, j’ignore ce qu’elle en pensait; pour moi, je n’avais nulle idée d’une solution quelconque à cette aventure pitoyable.

      Je savais vaguement qu’elle habitait avec sa mère—dans l’unique faubourg de la ville, près de la plaza de Toros,—une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailerinas. Ce qui se passait dans une telle cité de femmes, je n’osais l’imaginer. Et pourtant, nos danseuses mènent une vie bien réglée: de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène; elles rentrent exténuées à l’aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu’au milieu de l’après-midi. Il n’y a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser; encore la crainte d’une grossesse ruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui d’ailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par d’autres fatigues les efforts d’une pénible nuit.

      Toutefois je n’y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

      On l’appelait le Morenito[9]. J’ai toujours ignoré son vrai nom. Concha l’appelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes qu’elle lui mettait entre les lèvres.

      À tous mes mouvements d’impatience, elle répondait par des haussements d’épaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.

      – Le Morenito est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais, Mateo.

      Je me taisais. D’ailleurs, les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquable, et j’avais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne l’approchait avec le regard si particulier de l’amant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J’eus des querelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec personne qui se vantât de l’avoir connue. Plusieurs fois, j’essayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours: «Elle est mozita. Et elle a bien raison.»

      De rapprochement avec moi, il n’était même pas question. Elle ne me demandait rien. Elle ne m’accordait rien. Si joyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait-elle? Qu’attendait-elle de moi? C’eût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d’un chat.

* * *

      Une nuit, sur un signe de la directrice, elle quitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premier étage, pour faire une sieste, me dit-elle. Elle avait souvent de ces absences d’une heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toute menteuse et fausse qu’elle fût, je croyais ses moindres paroles.

      – Quand nous avons bien dansé, m’expliquait-elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nous aurions des rêves sur la scène.

      Elle était donc montée cette fois encore, et pour respirer un air plus pur, j’avais quitté la salle pendant une demi-heure.

      En rentrant, je rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple d’esprit et, cette nuit-là, un peu grise, qu’on surnommait la Gallega.

      – Tu reviens trop tôt, me dit-elle.

      – Pourquoi?

      – Conchita est toujours là-haut.

      – J’attendrai qu’elle s’éveille. Laisse-moi passer.

      Elle paraissait ne pas comprendre.

      – Qu’elle s’éveille?

      – Eh bien, oui, qu’as-tu?

      – Mais elle ne dort pas.

      – Elle m’a dit…

      – Elle t’a dit qu’elle allait dormir? Ah! bien!

      Elle voulait se contenir. Mais quoi qu’elle en eût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata dans sa bouche.

      J’étais devenu blême.

      – Où est-elle? dis-le-moi immédiatement! criai-je en lui prenant le bras.

      – Ne me faites pas de mal, caballero. Elle montre son nombril à des Inglès[10]. Dieu sait que ça n’est pas ma faute. Si j’avais su je ne vous aurais rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero.

      Le croiriez-vous? Je restai impassible. Seulement un grand froid m’envahit, comme si une haleine de cave s’était glissée entre mes vêtements et moi; mais ma voix n’était pas tremblante.

      – Gallega, lui dis-je, conduis-moi là-haut.

      Elle secoua la tête.

      Je repris:

      – On ne saura pas que tu m’as parlé. Fais vite… C’est ma novia, tu comprends… J’ai le droit de monter… Conduis-moi.

      Et je lui mis un napoléon dans la main.

      Un instant après, j’étais seul, sur le balcon d’une cour intérieure, et par la porte-fenêtre je voyais, monsieur, une scène d’enfer.

      Il y avait là une seconde salle de danse, plus petite, très éclairée, avec une estrade et deux guitaristes. Au milieu, Conchita nue et trois autres nudités quelconques de femmes, dansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis au fond. J’ai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longs comme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses,


<p>9</p>

«Le petit brun.»

<p>10</p>

Le mot Inglès (Anglais) désigne tous les étrangers, en Espagne.