Henri Murger
Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066085803
Table des matières
C'était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l'opéra, dans un salon du café de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, font relever toutes les têtes. Ils s'appelaient le comte de Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant une belle vie semée d'aventures dont le récit défrayait hebdomadairement les Courriers de Paris, et n'avaient à peu près d'autre profession que d'être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'être belles, et elles faisaient laborieusement leur métier.
La carte, commandée d'avance, aurait reçu l'approbation de tous les maîtres de la gourmandise.
En entrant dans le salon, les quatre femmes s'étaient démasquées. C'étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.
—Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvert de plus.
—Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.
—Un homme? reprirent les femmes.
—J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.
—Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.
—Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.
—Je veux dire que mon ami est mort.
—Mort? firent en chœur les trois hommes.
—Mort? reprirent les femmes en dressant la tête.
—Quel conte de fées!
—Mort et enterré, messieurs.
—Comme Marlboroug?
—Absolument.
—Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de Chabannes.
—Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j'attends ne viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d'autant plus que vous allez en voir le héros tout à l'heure.
—Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'écria-t-on de toutes parts, à l'exception d'une des femmes, qui était restée silencieuse depuis son entrée.
—Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe....
—Non! non! dit Chabannes, l'histoire.
—Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre côté.
—Aux voix!—L'histoire!—Le déjeuner!—L'histoire!
—Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, dit Tristan; c'est de voter.
—Eh bien, votons.
—Que ceux qui sont d'avis d'écouter l'histoire veuillent bien se lever, dit Tristan. Les trois hommes se levèrent.
—Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de déjeuner d'abord veuillent bien se lever.
Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur compagne rester assise.
—Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient.
—Pourquoi donc? dit une autre.
—Je n'ai pas faim, répondit Fanny.
—Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors.
—Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence.
—En attendant, reprit Tristan, l'épreuve n'a pas de résultat, et nous voilà aussi embarrassés qu'auparavant. Pour sortir de là et pour contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de raconter en mangeant.
—Adopté! Adopté!
—D'abord, dit