La ruelle mal assortie / ou entretiens amoureux d'une dame éloquente avec un cavalier gascon plus beau de corps que d'esprit et qui a autant d'ignorance comme elle a de sçavoir
Texte conforme à l'édition de 1644.
Tallemant des Réaux, dans l'historiette qu'il a consacrée à Marguerite de Valois, première femme de Henri IV, s'exprime ainsi: «Elle parloit phébus selon la mode de ce temps-là, mais elle avoit beaucoup d'esprit. On a une pièce d'elle qu'elle a intitulée La Ruelle mal assortie, où l'on peut voir quel était son style de galanterie». Suivant les éditeurs de Tallemant, «cette pièce ne paroissoit pas avoir été imprimée.» Aussi M. F. Guessard, chargé par la Société de l'histoire de France, de donner une édition des Mémoires et des Lettres de Marguerite1, fit, pour retrouver le texte de la Ruelle, de nombreuses recherches qui aboutirent enfin à la découverte d'une copie conservée dans les manuscrits de Fontanieu, à la Bibliothèque royale. Mais la Société, un peu trop prude de sa nature, ne permit pas à M. Guessard de joindre la Ruelle à son volume. Il put seulement la publier à part, et des exemplaires en furent distribués aux membres de la Société qui en firent la demande.
A l'époque où M. Guessard publia cette pièce, qu'il avait tant de raisons de croire inédite, un littérateur distingué, feu M. A. Bazin, adressa à M. Paulin Paris une lettre que celui-ci a donnée, il y a quelques mois, dans son édition de Tallemant des Réaux. «La Ruelle, disait-il, existait déjà imprimée, tout juste depuis deux siècles, dans un volume publié par le fécond Charles Sorel, et ayant pour titre: Novveav Recveil des pieces les plvs agréables de ce temps, en svite des Ievx de L'Inconnv et de la Maison des Ievx. Paris, chez Nicolas de Sercy, 1644.» La Ruelle en effet y figure à la page 95, et à la Table des pièces elle est annoncée en ces termes: La Ruelle mal assortie, ou Entretiens amoureux d'vne Dame Eloquente auec vn Caualier Gascon, plus beau de corps que d'esprit, et qui a autant d'ignorance comme elle a de sçauoir; Dialogue vulgairement appellé la Ruelle de la R. M.
M. Bazin ajoute ensuite avec raison que, «comparé au texte donné par M. Guessard, le texte de Sorel offre de nombreuses variantes, presque toujours à l'avantage de celui-ci.» De plus, les répliques du cavalier y sont non pas en français, mais en ce langage franco-gascon que l'on retrouve dans le Baron de Fœneste, et enfin, la dame y est désignée par le nom d'Uranie. L'auteur du Divorce Satyrique faisait probablement allusion à la Ruelle, lorsqu'il reproche à la princesse d'avoir «usurpé à tort le nom d'Uranie».
Sorel, comme on vient de le voir, s'est borné à désigner la reine Marguerite, c'est-à-dire l'auteur de la Ruelle, par les deux initiales R. M. que ses contemporains expliquaient sans difficulté.
Il semble même, par un motif facile à concevoir, avoir cherché à déguiser encore l'origine de cet écrit assez compromettant pour la vertu d'une princesse de sang royal, première femme de l'aïeul du roi régnant: car dans une autre pièce de son recueil, le Jeu du Galand, qui précède immédiatement la Ruelle, il raconte les amusements «d'vne agreable compagnie, où quelques personnes récitoient des Dialogues qu'elles sçauoient par cœur, comme, par exemple, celui du Caualier Gascon et d'Vranie, fut representé par Dorilas et Bellinde; car Dorilas contrefaisoit le Gascon à merueilles, et Bellinde s'accorda à contrefaire la Dame amoureuse, pourueu que l'on exceptast les baisers et autres douceurs, voulant que l'on se contentast du recit, sans qu'aucune action au moins trop licencieuse y fut jointe: Toutefois Dorilas ne s'en contentoit guere, disant que c'estoit là vne comedie imparfaite… On prit, ajoute l'auteur, beaucoup de plaisir à entendre leurs discours qui estoient tresnaïfs et qui ont esté faits, à ce que l'on croid, pour quelque Dame d'autorité qui auoit vn galand et fauory; mais cela peut aussi bien être attribué à vne autre sans la scandaliser. Il suffit que l'on se represente vne Dame sçauante et vn Amant dont l'esprit luy soit fort disproportionné, mais dont elle ayme neantmoins aueuglement le visage et le corps, à cause de leur beauté excellente. Vn tel rencontre se peut faire en plusieurs lieux».
Sorel, du reste, n'a pas été le seul à attribuer la Ruelle à Marguerite. Nous avons déjà cité le témoignage de Tallemant. Il faut y ajouter encore celui qu'on peut tirer du manuscrit de Fontanieu, publié par M. Guessard, et où la pièce est intitulée: Dialogue d'amour entre Marguerite de Valois et sa bête de somme. Enfin l'examen du texte même de la pièce vient encore confirmer ces conjectures; ainsi, on retrouve dans la Ruelle des expressions bizarres que Marguerite a employées dans ses Mémoires, et que l'on aurait grand'peine à retrouver ailleurs2. Enfin, c'est bien une reine qui parle, quand Uranie dit à son amant: «Moy sous qui tout flechit, moy coutumiere de donner des loix à qui bon me semble, moy qui n'obeïs qu'à moy-mesme… Vous que i'ay esleué de la poussiere et du limon de la terre.»3 Nous croyons donc pouvoir, sans hésitation, reconnaître Marguerite comme l'auteur de la Ruelle.
Le recueil de Sorel est excessivement rare; nous n'avons pu le rencontrer dans aucune des bibliothèques de Paris, et c'est seulement après de longues recherches que notre libraire M. Aubry, a pu se le procurer. Nous pensons donc faire plaisir aux bibliophiles en leur donnant de nouveau le texte original de cette charmante pièce 4 , où Marguerite s'est peinte tout entière. On y retrouve son esprit raffiné et ce libertinage qui fit d'elle la reine la plus dévergondée de son siècle. Le sujet de la pièce s'explique assez par le titre même que nous avons rapporté plus haut, et que nous lui conservons. Mais quel est ce galant favorisé, si sot et si beau, que Marguerite a mis en scène? Pour que le lecteur soit à même de le chercher avec nous, nous allons dresser une liste, certainement incomplète, des amants de Marguerite. Ce sera le Divorce satyrique qui nous en fournira la plus grande partie:
1, 2. Quel est le premier amant de Marguerite? Il est aussi difficile de le dire que de décider quel a été le dernier; car cette vertueuse princesse commença, dit-on, à faire l'amour à onze ans, c'est-à-dire en 1563, et ne cessa qu'à sa mort, arrivée le 27 mars 1615. On prétend toutefois que Antragues et Charins peuvent se disputer l'honneur de l'avoir initiée à la galanterie.
3. Martigues.
4. Le duc de Guise, tué à Blois en 1588.
5, 6. Suivant le Divorce satyrique, Marguerite «ajouta de bonne heure à ses conquêtes celles de ses trois jeunes frères, Charles IX, Henri (III) et François». Son inceste avec Charles n'est point prouvé. Il n'en est pas de même de sa liaison avec le duc d'Alençon, liaison qui dura jusqu'à la mort de celui-ci. Quant à Henri III, le passage suivant d'une lettre publiée dans le Bulletin de la Société de l'histoire de France, ne peut, à ce que nous croyons, laisser subsister aucun doute. Cette lettre, tirée des manuscrits Béthune (no 8698), est sans date ni signature5 et adressée au roi, probablement dans l'année 1578. Elle a été certainement écrite par une femme attachée à la suite de Catherine de Médicis.
«Sire,
»Ma fidellité seroit trop cachée si ie ne vous faisoys entendre promptement le soupçon en quoy ie suys de quelque entreprinse qu'a la Royne, vostre seur, laquelle ie ne puys descouurir; mais vous qui auez cognoissance parfaite d'elle, ie m'asseure que vous l'entendrez soubdain qu'aurez vu ceste lettre. Il y a troys iours qu'elle se tient renfermée, et n'a que troys femmes de chambre auec elle, l'vne auec le glaiue, l'autre auec la paste, et la derniere auec le feu. Tousiours dans l'eaue, blanche comme lys, sentant comme basme, se frotte et se reffrotte, faict encensemens, de sorte que l'on diroit que c'est vne sourciere auec charmes, lesquelz elle maintient à ses plus familieres amyes que ce n'est pour plaire à aultruy, mais à elle seule. Ie vous supplie treshumblement, Sire, que pour cest aduertyssement vous ne laissez de croire que vous estes son cœur, son tout, et que tous ses dictz charmes se font pour votre seruice,» etc.
7. La Mole, qui fut décapité en Grève en 1574, avec Coconas, pour crime de conspiration. Marguerite et son amie la duchesse de Nevers, maîtresse de Coconas, firent enlever et embaumer les têtes des suppliciés.
8. Saint-Luc, l'un des mignons de Henri III.
9.