Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
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Constantin-François de Chasseboef Volney

      Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2

      ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE

      CHAPITRE I

Précis de l’histoire de Dâher, fils d’Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu’en 1776

      LE chaik Dâher qui, dans ces derniers temps, a causé de si vives inquiétudes à la Porte, était d’origine arabe, de l’une de ces tribus de Bédouins qui se sont habituées sur les bords du Jourdain et dans les environs du lac de Tabarié (ancienne Tibériade). Ses ennemis aiment à rappeler que dans sa jeunesse il conduisait des chameaux; mais ce trait, qui honore son esprit en faisant concevoir l’espace qu’il sut franchir, n’a rien d’incompatible avec une naissance distinguée: il est, et sera toujours dans les mœurs des princes arabes de s’occuper de fonctions qui nous semblent viles. Ainsi que je l’ai déja dit, les chaiks guident eux-mêmes leurs chameaux, et soignent leurs chevaux, pendant que leurs filles et leurs femmes broyent le blé, cuisent le pain, lavent le linge, et vont à la fontaine, comme au temps d’Abraham et d’Homère; et peut-être cette vie simple et laborieuse fait-elle plus pour le bonheur que l’oisiveté ennuyée et le faste rassasié, qui entourent les grands des nations policées. Quant à Dâher, il est constant que sa famille était une des plus puissantes du pays. Après la mort d’Omar son père, arrivée dans les premières années du siécle, il partagea le commandement avec un oncle et deux frères. Son domaine fut Safad, petite ville et lieu fort dans les montagnes au nord-ouest du lac de Tabarié. Peu après, il y ajouta Tabarié même. C’est lui que Pocoke1 y trouva en 1737, occupé à se fortifier contre le pacha de Damas, qui peu auparavant avait fait étrangler un de ses frères. En 1742, un autre pacha, nommé Soliman-el-àdm, l’y assiégea et bombarda la place, au grand étonnement de la Syrie, qui même aujourd’hui connaît peu les bombes2. Malgré son courage, Dâher était aux abois, lorsqu’un incident heureux et, dit-on, prémédité, le tira d’embarras. Une colique violente et subite emporta Soliman en deux jours. Asàd-el-àdm, son frère et son successeur, n’eut pas les mêmes raisons ou les mêmes dispositions pour continuer la guerre, et Dâher fut tranquille du côté des Ottomans. Mais son caractère remuant et les chicanes de ses voisins lui donnèrent d’autres affaires. Des discussions d’intérêt le brouillèrent avec son oncle et son frère. Plus d’une fois on en vint aux armes, et Dâher toujours vainqueur, jugea à propos de terminer ces tracasseries par la mort de ses concurrents. Alors revêtu de toute la puissance de sa maison, et absolument maître de ses forces, il ouvrit une plus grande carrière à son ambition. Le commerce qu’il faisait, selon la coutume de tous les gouverneurs et princes d’Asie, lui avait fait sentir l’avantage qu’il y aurait à communiquer immédiatement avec la mer. Il avait conçu qu’un port entre ses mains serait un marché public, où les étrangers établiraient une concurrence favorable au débit de ses denrées. Acre, situé à sa porte et sous ses yeux, convenait à ses desseins: depuis plusieurs années, il y faisait des affaires avec les comptoirs français. Acre, à la vérité, n’était qu’un monceau de ruines, un misérable village ouvert et sans défense. Le pacha de Saide y tenait un aga et quelques soldats qui n’osaient se montrer en campagne. Les Bédouins y dominaient, et faisaient la loi jusqu’aux portes. La plaine, jadis si fertile, n’était qu’une vaste friche, où les eaux croupissaient, et par leurs vapeurs empestaient les environs. L’ancien port était comblé, mais la rade de Haîfa, qui en dépend, offrait un avantage si précieux, que Dâher se décida à en profiter. Il fallait un prétexte: la conduite de l’aga ne tarda pas de l’offrir. Un jour que l’on avait débarqué des munitions de guerre destinées contre le chaik, il marcha brusquement vers Acre, prévint l’aga par une lettre menaçante qui lui fit prendre la fuite, et entra sans coup férir dans la ville, où il s’établit; cela se passait vers 1749. Il avait alors environ 63 ans. L’on pourra trouver cet âge bien avancé pour de tels coups de main; mais si l’on observe qu’en 1776, à 90 ans, il montait encore hardiment un cheval fougueux, on-jugera qu’il était bien plus jeune que cet âge ne semble le comporter. Cette démarche hardie pouvait avoir des suites; il les avait prévues, et il se hâta de les prévenir: sur-le-champ il écrivit au pacha de Saide; et lui représentant que ce qui s’était passé de lui à l’aga, n’était qu’une affaire personnelle, il protesta qu’il n’en était pas moins le sujet très-soumis du sultan et du pacha; qu’il paierait le tribut du district qu’il avait occupé, comme l’aga même; qu’en outre il s’engageait à contenir les Arabes, et qu’il ferait tout ce qui pourrait convenir pour rétablir ce pays ruiné. Le plaidoyer de Dâher, accompagné de quelques mille sequins, fit son effet dans les divans de Saide et de Constantinople: on reçut ses raisons, et on lui accorda tout ce qu’il voulut.

      Ce n’est pas que la Porte fût la dupe des protestations de Dâher: elle est trop accoutumée à ce manége pour s’y méprendre; mais la politique des turcs n’est point de tenir leurs vassaux dans une stricte obéissance; ils ont dès long-temps calculé que s’ils faisaient la guerre à tous les rebelles, ce serait un travail sans relâche, une grande consommation d’hommes et d’argent, sans compter les risques d’échouer souvent, et par-là de les enhardir. Ils ont donc pris le parti de la patience; ils temporisent3; ils suscitent des voisins, des parents, des enfants; et plus tôt ou plus tard, les rebelles qui suivent tous la même marche, subissent le même sort, et finissent par enrichir le sultan de leurs dépouilles.

      De son côté, Dâher ne s’en imposa pas sur cette bienveillance apparente. Acre qu’il voulait habiter, n’offrait aucune défense; l’ennemi pouvait le surprendre par terre et par mer: il résolut d’y pourvoir. Dès 1750, sous prétexte de se faire bâtir une maison, il construisit à l’angle du nord sur la mer, un palais qu’il munit de canons. Puis, pour protéger le port, il bâtit quelques tours; enfin, il ferma la ville du côté de terre, par un mur auquel il ne laissa que deux portes. Tout cela passa chez les Turcs pour des ouvrages, mais parmi nous on en rirait. Le palais de Dâher avec ses murs hauts et minces, son fossé étroit et ses tours antiques, est incapable de résistance: quatre pièces de campagne renverseraient en deux volées, et les murs et les mauvais canons que l’on a guindés dessus à 50 pieds de hauteur. Le mur de la ville est encore plus faible; il est sans fossé, sans rempart, et n’a pas 3 pieds de profondeur. Dans toute cette partie de l’Asie, on ne connaît ni bastions, ni lignes de défenses, ni chemins couverts, ni remparts, rien en un mot de la fortification moderne. Une frégate montée de trente canons bombarderait toute la côte sans difficulté; mais comme l’ignorance est commune aux assaillants et aux assaillis, la balance reste égale.

      Après ces premiers soins, Dâher s’occupa de donner au pays une amélioration qui devait tourner au profit de sa propre puissance. Les Arabes de Saqr, de Muzainé et d’autres tribus circonvoisines avaient fait déserter les paysans par leurs courses et leurs pillages: il songea à les réprimer; et employant tantôt les prières ou les menaces, tantôt les présents ou les armes, il parvint à rétablir la sûreté dans la campagne. L’on put semer, sans voir son blé dévoré par les chevaux; l’on recueillit, sans voir enlever son grain par les brigands. La bonté du terrain attira des cultivateurs; mais l’opinion de la sécurité, ce bien si précieux à qui a connu les alarmes, fit encore plus. Elle se répandit dans toute la Syrie; et les cultivateurs musulmans et chrétiens, partout vexés et dépouillés, se réfugièrent en foule chez Dâher, où ils trouvaient la tolérance religieuse et civile. Cypre même désolée par les vexations de son gouverneur, par la révolte qui en avait été la suite, et par les atrocités dont Kîor pacha4 l’expiait; Cypre vit déserter une colonie de Grecs à qui Dâher donna, sous les murs d’Acre, des terrains dont ils firent des jardins passables. Des Européens qui trouvèrent un débit de leurs marchandises, et les denrées pour leurs retraits, accoururent faire des établissements; les terres se défrichèrent; les eaux prirent un écoulement; l’air se purifia, et le pays devint salubre et même agréable.

      D’autre part, Dâher renouvelait ses alliances avec les grandes tribus du désert, chez lesquelles il avait marié ses enfants. Il y voyait plus d’un avantage; car d’abord il s’assurait,


<p>1</p>

Tome III, page 204.

<p>2</p>

J’ai vu des lettres de Jean-Joseph Blanc, négociant d’Acre qui se trouvait au camp de Soliman à cette époque, et qui en donnait des détails.

<p>3</p>

Les Arabes ont à ce sujet un proverbe singulier qui peint bien cette conduite: l’Osmanli, disent-ils, atteint les lièvres avec des charrettes.

<p>4</p>

’Quand Kîor pacha vint en Cypre, il prit nombre de rebelles, et les fit précipiter du haut des murs sur des crampons de fer où ils restaient accrochés jusqu’à ce qu’ils expirassent dans les tourments qu’on peut imaginer.